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tilités reçoivent bientôt entre leurs mains le caractère de l'infaillibilité. Il n'est plus pour eux de règles certaines et inviolables : ils rappellent comme parties, dans l'empire de la justice, les maximes qu'ils en avoient proscrites comme juges. On les voit se perdre et s'égarer volontairement dans les chemins tortueux d'une procédure artificieuse, marcher avec confiance dans des voies obliques qu'ils ont tant de fois condamnés dans les autres plaideurs, et ne montrer qu'ils sont juges, que parce qu'ils possèdent mieux la science, si commune en nos jours, d'éluder la justice et de surprendre la loi.

Et que sera-ce encore si l'intérêt, après avoir soumis à ses lois la vie privée du magistrat, veut l'introduire dans les voies difficiles de l'ambition, et l'initier dans les mystères de la fortune?

C'est alors qu'insensible à la gloire de sa profession, il commencera pour son malheur, à distinguer sa propre grandeur de celle de la magistrature. Peu content de s'élever avec les compagnons de sa dignité, il n'aspirera qu'à s'élever au-dessus d'eux: leur foiblesse pourra même flatter sa vanité, et leur bassesse fera sa grandeur. Il verra avec indifférence, et peutêtre avec joie, la magistrature humiliée, pourvu que sur les ruines de son état il puisse bâtir le superbe édifice de sa fortune. Mais dédaignant la grandeur que la justice lui donne, il méritera de ne pas obtenir celle que la forune lui promet; et peut-être il aura la disgrâce, après avoir dégradé sa dignité, d'avilir encore plus sa personne.

Enfin le dégoût sera son supplice et le dernier de ses malheurs. Il lui persuadera qu'il n'est plus pour le magistrat de véritable dignité; que nous courons inutilement après une ombre qui nous fuit; que c'est un fantôme que la simplicité de nos pères a adoré, mais dont un goût plus solide et plus éclairé a connu le néant et la fatigante vanité.

Ainsi parle le dégoût, et la paresse le croit, mais à dieu ne plaise que nous portions jamais un si triste jugement contre notre condition.

Nous savons qu'il y a une dignité qui ne dépend point de nous, parce qu'elle est en quelque manière hors de nous-mêmes. Attachée dans le jugement du peuple à la puissance extérieure du magistrat, avec elle on la voit croître, avec elle on la voit diminuer, le hasard nous la donne, et le hasard nous l'enlève. Comme elle ne s'accorde pas toujours au mérite, on peut l'acquérir sans honneur, on peut la perdre sans honte; et reprocher au magistrat de ne pas conserver cette espèce de dignité, ce seroit souvent lui imputer l'injustice du sort, et le crime de la fortune.

Mais il est une autre dignité qui survit à la première, qui ne connoît ni la loi des temps, ni celle des conjonctures; qui, loin d'être attachée en esclave au char de la fortune, triomphe de la fortune même. Elle est tellement propre, tellement inhérente à la personne du magistrat, que comme lui seul peut se la donner, lui seul aussi peut la perdre. Jamais il ne la doit à son bonheur, jamais son malheur ne la lui ravit. Plus respectable souvent dans les temps de disgrâce que dans les jours de prospérité, elle consacre la mauvaise fortune; elle sort plus lumineuse du sein de l'obscurité dans laquelle on s'efforce de l'ensevelir; et jamais elle ne paroît plus sainte et plus vénérable, que lorsque le magistrat dépouillé de tous les ornemens étrangers, renfermé en lui-même, et recueillant toutes ses forces, ne brille que de sa lumière, et jouit de sa seule vertu.

Vivre convenablement à son état, ne point sortir du caractère honorable dont la justice a revêtu la personne du magistrat ; conserver les anciennes mœurs; respecter les exemples de ses pères; et adorer, si l'on peut parler ainsi, jusqu'aux vestiges de leurs pas; ne chercher à se distinguer des autres magistrats que par ce qui distingue le magistrat des autres hommes; former son intérieur sur les conseils de la sagesse, et son extérieur sur les règles de la bienséance; faire marcher devant soi la pudeur et la modestie; respecter le jugement des hommes, et se respecter encore plus soi-même; enfin, mettre une

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telle convenance et une proposition si juste entre toutes les parties de sa vie, qu'elle ne soit que comme un concert de vertu et de dignité, et comme une heureuse harmonie dans laquelle on ne remarque jamais la moindre dissonnance et dont les tons, quoique différens, tendent tous à l'unité; voilà la route qui, dans tous les temps, nous sera toujours ouverte pour arriver à la véritable dignité. On est toujours assez élevé quand on l'est autant que son état. Les fonctions de la magistrature peuvent diminuer, mais la solide grandeur du vertueux magistrat ne diminuera jamais.

Fidéle observateur de ses devoirs, et timide dépositaire de sa dignité, il ne la confie qu'au secret de la retraite et au silence de la solitude.

Il sait que l'on méprise souvent de près, ceux qu'on avoit révérés dans l'éloignement ; que le magistrat doit paroître étranger dans le pays de la fortune; qu'il lui est glorieux d'en ignorer les lois, et souvent jusqu'à la langue même, que c'est une terre qui dévore ses habitans, et surtout ceux qui la préfèrent au repos de leur patrie; que le magistrat y devient odieux s'il en condamne les mœurs, méprisable s'il les approuve, coupable s'il les imite; et que le seul parti qui lui reste, est de les censurer par sa retraite, et de les combattre en les fuyant.

On ne le verra donc point, frivole adorateur de la fortune, aller avec tant d'autres magistrats brûler un encens inutile sur ses autels. Si la fortune peut se résoudre à se servir d'un homme de bien, il faudra qu'elle aille le chercher dans l'obscurité de sa retraite. Mais à quelque degré d'élévation qu'elle le fasse parvenir, elle ne pourra jamais lui faire perdre l'ancienne gravité de ses mœurs et cette austérité rigoureuse, qui sont comme les gardes fidèles de sa dignité.

Disons-le hardiment comme il n'y a qu'une vie dure et sévère qui assure parfaitement l'innocence du magistrat, elle seule peut aussi conserver l'éclat pur et naturel de la simple majesté.

C'est dans le séjour laborieux de l'austère vertu,

que les enfans reçoivent de leurs pères bien moins les dignités que les mœurs patriciennes.

Là, se conservent encore, dans le déclin de notre gloire et au milieu de ce siècle de fer, les restes précieux de l'âge d'or de la magistrature.

Là, tous les objets qui frappent les yeux inspirent l'amour du travail et l'horreur de l'oisiveté.

Là, règue une vertueuse frugalité, image de celle des anciens sénateurs : une modération féconde qui s'enrichit de tout ce qu'elle ne désire point, et qui trouve dans le simple retranchement du superflu, la source innocente de son abondance.

Loin de cette heureuse demeure l'excès d'une magnificence inconnue à nos pères, et dont nous rougirions nous-mêmes si les mœurs n'avoient prescrit contre la raison. Le séjour du sage magistrat n'est orné que de sa seule modestie. Si le prince veut renfermer le luxe dans des bornes légitimes, sa maison pourra servir de modèle à la sévérité des édits, et l'exemple d'un particulier méritera de devenir une loi de la république.

Accoutumé à porter de bonne heure le joug de la vertu, élevé dès son enfance dans les mœurs rigides de ses ancêtres, le magistrat comprend bientôt que la simplicité doit être non-seulement la compagne inséparable, mais l'ame de sa dignité; que toute grandeur qui n'est point simple, n'est qu'un personnage de théâtre, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, qu'un masque emprunté qui tombe bientôt pour laisser voir à découvert la vanité de celui qui le portoit; que quiconque affecte de jouir de sa dignité, l'a déjà perdue; et que telle est la nature de ce bien, qu'il fuit ceux qui le cherchent avec art, pour s'offrir à ceux qui, marchant dans la simplicité de leur cœur sans faste, sans ostentation, ne travaillent qu'à être vertueux, sans penser à le paroître.

Une égalité parfaite, une heureuse uniformité sera le fruit de la simplicité dont il fait profession, et le dernier caractère de sa grandeur. Chaque jour ajoute un nouvel éclat à sa dignité; on la voit croitre avec

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ses années elle l'a fait estimer dans sa jeunesse, respecter dans un âge plus avancé, elle le rend vénérable dans sa vieillesse.

Mais ce n'est ni le nombre de ses années, ni les rides que l'àge a gravées sur son front, qui lui attirent cette espèce de culte qu'on rend à sa gravité. Le souvenir de ses longs travaux, l'image toujours récente de ses grands services, l'idée de cette dignité toujours soutenue avec une constance invariable pendant tout le cours de sa vie, l'environnent toujours et lui concilient cette autorité qui est le dernier présent et comme la suprême faveur de la vertu.

Telle est la douce récompense qu'elle prépare aux travaux d'une partie des magistrats qui nous écoutent. C'est sur le modèle de leur conduite, que nos foibles mains ont essayé de former le véritable caractère de la dignité du magistrat.

Puissions-nous suivre de si grands exemples dans la place à laquelle la bonté du Roi nous appelle, et retracer, dans nos actions, les vertus que nous venons de peindre par nos paroles !

Pénétré d'une juste reconnoissance des grâces dont le Roi vient de m'honorer, avec quelle effusion de cœur ne devrois-je pas lui offrir ici un encens qui ne peut jamais être rejeté lorsqu'il est offert par les mains de la gratitude? Mais ne dois-je pas craindre que sa bonté n'ait surpris en cette occasion l'infaillible certitude de son jugement, et que le choix qu'il a fait n'ait plus besoin d'apologie que d'éloge? Retenons donc nos paroles: un silence respectueux peut scul exprimer et la grandeur du bienfait, et l'impuissance de le reconnoître : ou, si quelque choix excite aujourd'hui nos louanges, que ce soit celui qui nous donne pour successeur (1) un magistrat plus digne de nous précéder que de nous suivre. Et vous, Messieurs, qui avez rassuré les timides démarches de notre première jeunesse, vous qui nous avez toujours animé par votre présence, instruit par

(1) M. le Nain.

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