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En vain ceux qui ont vu l'ancienne gloire du sénat, veulent chercher dans nos mœurs les traces de notre première dignité. A peine en conserve-t-on une image légère dans les fonctions publiques de la magistrature; et cette image même, toute foible qu'elle est, ne se trouve plus dans la vie privée du magistrat.

Ennuyé des plaisirs passés, ou impatient d'en goûter de nouveaux, fatigué de sa propre paresse et chargé du poids de son inutilité, on voit un jeune magistrat monter négligemment sur le tribunal. Il y traîne avec tant de dégoût les marques extérieures de sa dignité, qu'on diroit que, comme un captif, il gémit du lien auquel il se voit attaché.

Livré aux caprices de ses pensées et à l'inquiétude d'une imagination vagabonde, il ne se contente pas d'errer dans le vaste pays de ses distractions, il veut avoir des compagnons de ses égaremens; et, plaçant une conversation indécente dans le silence majestueux d'une audience publique, il trouble l'attention des autres juges, et déconcerte souvent la timide éloquence des orateurs: ou s'il fait quelque effort pour les écouter, bientôt l'ennui succède à la dissipation; et le chagrin qui est peint sur son visage fait trembler la partie, et glace son défenseur. On le voit inquiet, agité, prévenir les suffrages des autres juges par des signes indiscrets, et accuser en eux une lenteur salutaire qu'il devroit imiter.

Une molle indolence pourra seule fixer cette agitation importune; mais quelle peut être la dignité de celui qui ne doit sa tranquillité apparente qu'à une langueur véritable?

Il semble que le tribunal soit pour lui un lieu de repos, où il attend entre les bras du sommeil l'heure de ses affaires, ou celle de ses plaisirs. C'est ainsi que l'arbitre de la vie et de la fortune des hommes se prépare à porter un jugement irrévocable. La justice, il est vrai, conservera toujours ses droits; nous le présumons ainsi de la sagesse de ses ministres; un moment d'attention réparera une longue négligence; il sortira du trône de la justice un de ces rayons lumineux qui percent

les plus profondes ténèbres, et qui, dissipant les vapeurs du sommeil, éclairent le juge le moins attentif dans le moment fatal de la décision. Mais la dignité du magistrat sera blessée, quand même la justice ne le seroit pas; et le témoignage de sa conscience ne sauroit le mettre à couvert de la maligne censure du public qui voit son indolence, et qui ne peut être témoin de l'heureuse certitude de son jugement.

Mais ne nous arrêtons pas plus long-temps à l'envisager dans l'éclat et dans le grand jour de l'audience. Pleins de cette généreuse liberté qu'inspire l'amour du bien public, osons lever ce voile respectable qui sépare le sanctuaire du reste du temple, et qui le cache aux profanes.

Que nous serions heureux, si, saisis d'une sainte frayeur en entrant dans ce sanctuaire vénérable, étonnés de la majesté des sénateurs qui l'habitent, nous pouvions imiter cet ancien philosophe qui se récria à la vue du sénat romain, qu'il avoit vu une assemblée, une multitude de rois !

Nous savons qu'il en est encore qui pourroient attirer les regards de Cinéas, et le remplir de l'admiration de leur dignité. Malgré la décadence extérieure dont nous nous plaignons, nous avons la consolation de voir dans ce sénat des magistrats dignes d'être choisis par Caton pour entrer dans le sénat de l'ancienne Rome, des sénateurs qui gémissent avec nous des malheurs de la magistrature, mais qui ne se contentent pas de pleurer vainement sur les ruines du sanctuaire, qui s'appliquent à les réparer, et dont la vie honorable à la magistrature, précieuse à la justice, est la censure de leur siècle et l'instruction des siècles à venir.

Mais elle diminue tous les jours, cette troupe choisie qui renferme dans son sein nos dernières espérances. La justice voit croître sous ses yeux un peuple nouveau, ennemi de l'ancienne discipline et de cette contrainte salutaire qui conservoit autrefois la dignité du magistrat.

Les jeunes sénateurs commencent à mépriser les

anciens. Les inférieurs se révoltent contre les supérieurs; chaque membre veut être chef; chaque magistrat s'érige un tribunal séparé, qui ne relève que de ce qu'il appelle sa raison. L'esprit divise les hommes, au lieu de les réunir. La diversité des opinions allume dans le sein de la justice une espèce de guerre civile, qui remplit les juges d'aigreur et les jugemens de confusion. A peine la voix de la vérité peut-elle se faire entendre dans le tumulte d'un combat. Et quel spectacle pour les parties! Quelle idée peuvent-elles concevoir de la magistrature, lorsqu'elles voyent que la discorde règne dans l'empire de la justice, et que les juges ne peuvent conserver entr'eux cette paix qu'ils sont chargés de donner aux autres hommes !

Puisse la dignité de la magistrature se soutenir sur le penchant, et s'arrêter sur le bord du précipice! Puissions-nous même ne trouver ici aucune créance dans les esprits, et mériter qu'on nous reproche l'amertume de notre censure! Mais qui peut assurer, si la licence de quelques jeunes magistrats continue à croître sans mesure, que les yeux de la justice ne soient pas blessés par des emportemens encore plus indécens que ceux que l'opposition des sentimens a fait naître? Déjà de tristes préludes ont semblé nous annoncer ce malheur. Hâtons-nous de tirer le rideau sur un spectacle si humiliant. A quoi serviroient ici nos paroles? On entend jusqu'à notre silence.

Mais si la discorde dégrade honteusement le magistrat, et triomphe publiquement de sa gloire, il y a d'autres passions plus délicates et souvent plus dangereuses, qui effacent en secret jusqu'aux moindres traits de sa dignité.

Tel est le caractère de la plupart des hommes, qu'incapables de modération, un excès est presque toujours pour eux suivi d'un excès contraire. Les premiers feux d'une jeunesse impétueuse n'inspirent au magistrat que du dégoût pour les affaires : il rougit de son état, et met une partie de sa gloire à mépriser sa dignité.

Attendons quelques années, et nous verrons peutêtre ce magistrat, autrefois si dédaigneux, devenu un

homme nouveau, avoir pour les affaires une avidité dont il seroit lui-même surpris s'il conservoit encore le souvenir de ses premières inclinations. Attentif à les prévoir avant qu'elles soient formées, annonçant leur naissance, se réjouissant de leurs progrès heureux quand il les voit arriver au point de maturité dans lequel il se flatte de s'en rassasier, assidu courtisan de ceux qu'il considère comme les distributeurs de sa fortune, jaloux de ceux qu'il croit plus accablés de travail que lui, il regarde avec un oeil d'envie l'uœil tile douceur de leurs fatigues, content, s'il pouvoit seul porter tout le poids qu'il partage à regret avec les compagnons de sa dignité.

A peine peut-on l'arracher de ce séjour autrefois si craint et maintenant si chéri. L'amour du plaisir l'en éloignoit dans un temps, l'intérêt l'y ramène dans un autre. Il faisoit injure à ses fonctions lorsqu'il les dédaignoit, il ne les déshonore pas moins lorsqu'il les recherche; et la justice, qui condamnoit autrefois sa paresse, rougit à présent de son avidité.

Et que peut-on penser lorsqu'on le voit indifférent pour les fonctions honorables de la magistrature, en remplir les devoirs utiles avec une exacte, mais servile régularité; si ce n'est que, comme un vil mercenaire, il mesure son travail à la récompense qu'il en reçoit? Créancier importun de la république, il ignore la douceur de cette gloire si pure que l'homme de bien trouve à pouvoir compter la patrie au nombre de ses débiteurs. Il veut que chaque jour, chaque heure, chaque moment, lui apportent le salaire de ses peines, malheureux de se croire ainsi payé de ses travaux, et véritablement digne de n'en recevoir jamais qu'une si basse récompense!

Où trouverons-nous done la dignité du magistrat? L'extérieur du tribunal, l'intérieur du sénat, tout semble nous menacer de sa perte: et comment pourroit-elle se conserver hors du temple, si dans le temple même et à la face de ses autels elle n'a pu sc soutenir?

Aussi ne devons-nous presque plus la chercher dans la vie privée du magistrat.

Toutes les passions qui ont conspiré contre sa grandeur, l'attendent à la porte du temple, pour partager entr'elles le malheureux emploi de profaner sa dignité.

A peine en sera-t-il sorti, que, séduit par les conseils imprudens d'une aveugle jeunesse, il ne connoîtra peut-être plus d'autre école que le théâtre, d'autre morale que les maximes frivoles d'un poëme insipide, d'autre étude que celle d'une musique efféminée, d'autre occupation que le jeu, d'autre bonheur que la volupté. Ou s'il est assez heureux pour conserver encore, malgré la licence qui l'environne, cette première fleur de dignité qui se flétrit si aisément au milieu des plaisirs, il la sacrifiera bientôt à l'intérêt; et, par un malheur qui n'est que trop commun dans la magistrature, il perdra peut-être dans ses affaires particulières, cette réputation de droiture et d'équité qu'il avoit acquise dans les fonctions publiques.

Telle est la peine fatale des magistrats qui vont demander aux autres juges une justice qu'ils devroient se rendre à eux-mêmes. Il semble souvent qu'ils aient déposé sur le tribunal, non-seulement leur dignité, mais leur vertu, lorsqu'ils en descendent pour se rabaisser au rang des parties.

Tantôt foibles et timides cliens, on les voit trembler, gémir, supplier auprès de leurs égaux ; oublier qu'eux-mêmes accordent tous les jours la justice, non aux prières, mais aux raisons des parties; ne point rongir d'emprunter la voix d'une sollicitation étrangère; et par là faire dire, à la honte de la magistrature, qu'un secours qui paroît nécessaire aux magistrats mêmes, ne peut pas être inutile auprès d'eux.

Tantôt fiers et impérieux, et souvent plus injustes que le plaideur le moins instruit des règles de la justice, ils consacrent jusqu'à leur caprice, et érigent toutes leurs pensées en oracles. Les plus vaines sub

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