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contre notre âge, et par lequel nous nous condamnons nous-mêmes à une perpétuelle foiblesse ! II semble que le privilége d'être véritablement grand ait été réservé au sénat de l'ancienne Rome; et que la solide, la sincère grandeur d'ame, attachée à la fortune de l'empire romain, ait été comme enveloppée dans sa chute, et ensevelie sous ses ruines.

Nos pères, à la vérité, en ont vu luire quelques rayons éclatans, qui sembloient vouloir se faire jour au travers des ténèbres de leur siècle, mais la maligne foiblesse du nôtre ne peut plus même supporter les précieux restes de cette vive lumière; toujours dominés par la vue de nos intérêts particuliers, nous ne saurions croire qu'il y ait des ames assez généreuses pour n'être occupées que des intérêts publics: nous craignons de trouver dans les autres une grandeur que nous ne sentons point en nous; sa présence importune seroit un reproche continuel qui offenseroit la superbe délicatesse de notre amour-propre ; et persuadés qu'il n'y a que de fausses vertus, nous ne pensons plus à îmiter, ni même à honorer les véritables.

La grandeur d'ame ne reçoit des hommages sincères que dans les siècles où elle est plus commune.

Il n'appartient qu'aux grands hommes de se connoître les uns les autres, et de s'honorer véritablement. Le reste des hommes ne les connoît pas ; ou s'il les connoît, il s'en défie souvent, et il les craint presque toujours. Leur simplicité, que nous ne saurions croire véritable, ne peut nous rassurer contre leur élévation qui condamne et qui désespère notre foiblesse. Au milieu de ces préventions si contraires au véritable mérite, heureux le magistrat qui ose apprendre aux hommes que la grandeur d'ame est une vertu de tous les siècles comme de tous les états; et que si la corruption de nos mœurs la fait paroître plus difficile, il ne sera jamais en son pouvoir de la rendre impossible à l'homme de bien!

Né pour la patrie beaucoup plus que pour luimême, depuis ce moment solennel, où, comme un

esclave volontaire, la république l'a chargé de chaînes honorables: il ne s'est plus considéré que comme une victime dévouée non-seulement à l'utilité, mais à l'injustice du public. Il regarde son siècle comme un adversaire redoutable, contre lequel il sera obligé de combattre pendant tout le cours de sa vie : pour le servir, il aura le courage de l'offenser; et s'il s'attire quelquefois sa haine, il méritera toujours son

estime.

Qu'il ne se laisse pas détourner d'un si noble dessein, , par les fausses idées de ceux qui déshonorent la justice en lui arrachant la grandeur d'ame qui lui est si naturelle, pour en faire le glorieux apanage de la vertu militaire.

Que nous serions à plaindre s'il falloit toujours acheter le plaisir de voir de grandes ames, par les larmes et par le sang qui accompagnent le char des conquérans; et que la condition des hommes seroit déplorable, s'ils étoient obligés de souhaiter la guerre, ou de renoncer à la véritable grandeur!

Que ce pompeux appareil qui environne la gloire des armes, éblouisse les yeux d'un peuple ignorant, qui n'admire que ce qui frappe et qui étonne ses sens; qu'il n'adore que la vertu armée et redoutable, qu'il la méprise tranquille, et qu'il la méconnoisse dans sa simplicité.

Le sage plaint en secret l'erreur des jugemens du vulgaire. Il connoît tout le prix de cette grandeur intérieure qui ne partage avec personne la gloire de régner et de vaincre ; et qui, tenant de la nature des choses divines, vit contente de ses seules richesses, et environnée de son propre éclat.

Il est, n'en doutons point, des héros de tous les temps et de toutes les professions. La paix a les siens comme la guerre; et ceux que la justice consacre ont au moins la gloire d'être plus utiles au genre humain, que ceux que la valeur a couronnés. Le plus parfait modèle de la véritable grandeur, Dieù même. qui en possède la source et la plénitude, n'est pas moins jaloux du titre de juste juge, que de celui de

Dieu des armées. Il permet la guerre, mais il ordonne la paix et si le conquérant est l'image terrible d'un dieu vengeur et irrité, le juste est la noble expression d'une divinité favorable et bienfaisante.

Car qu'est-ce qu'un magistrat, et quelle est l'idée que la vertu en offre à notre esprit? Heureux, si une sensible expérience la rendoit toujours présente à nos yeux!

C'est un homme toujours armé pour faire triompher la justice, protecteur intrépide de l'innocence, redoutable vengeur de l'iniquité, capable, suivant la sublime expression de la sagesse même, de forcer et de rompre avec un courage invincible ces murs d'airain et ces remparts impénétrables qui semblent mettre le vice à couvert de tous les efforts de la vertu. Foible souvent en apparence, mais toujours grand et toujours puissant en effet, les orages et les tempêtes des intérêts humains viennent se briser vainement contre sa fermeté.

Enfin, c'est un homme tellement uni, et, si nous l'osons dire, tellement confondu avec la justice, qu'on diroit qu'il soit devenu une même chose avec elle. Le bonheur du peuple est non-seulement sa loi suprême, mais son unique loi. Ses pensées, ses paroles, ses actions sont les pensées, les paroles, les actions d'un législateur; et, seul dans sa patrie, il jouit du rare bonheur d'être regardé, par tous ses concitoyens, comme un homme dévoué au salut de la république.

Que si les grandes ames ne demandent au ciel que de grands travaux à soutenir, de grands dangers à mépriser, de grands ennemis à combattre, quels travaux, quels dangers, quels ennemis plus dignes des généreux efforts de l'homme de bien, que ceux que la vertu prépare au magistrat dans le cours d'une longue et pénible carrière!

Plus avare pour lui que pour le reste des hommes, à quel prix ne lui fait-elle pas acheter la grandeur qu'elle lui destine! Occuper un esprit né pour les grandes choses, à suivre scrupuleusement les détours artificieux et les profonds replis d'une procédure

embarrassée; voir la justice gémir sous le poids d'un nombre infini de formalités captieuses, et ne pouvoir la soulager, se perdre et s'abîmer tous les jours de plus en plus, dans cette mer immense de lois anciennes et nouvelles, dont la multitude a toujours été regardée, par les sages, comme une preuve éclatante de la corruption de la république; avoir continuellement devant les yeux le triste spectacle des foiblesses et des misères humaines, plus puissant pour les condamner que pour les prévenir, toujours obligé de punir les hommes sans espérer presque jamais de pouvoir les corriger, et demeurer inviolablement attaché au culte de la justice, dans un temps où elle n'offre que des peines à ses adorateurs, et où il semble que ce soit prendre une route opposée à la fortune, que s'engager dans celle de la magistrature, c'est le premier objet que la vertu présente à la grandeur d'ame du magistrat.

La jeunesse n'a point pour lui de plaisirs, la vieillesse ne lui offre point le repos. Ceux qui mesurent la durée de leur vie par l'abondance et par la variété de leurs divertissemens, croient qu'il n'a point vécu; ou plutôt, ils regardent comme une longue mort sa vie, dans laquelle il a toujours vécu pour les autres sans vivre jamais pour lui, comme si nous perdions tous les jours que nous donnons à la république, et comme si ce n'étoit pas au contraire l'unique moyen d'enchaîner la rapidité de nos années et de les rendre toujours durables, en les mettant comme en dépôt dans le sein de cette gloire solide qui consacre la mémoire de l'homme juste, à l'immortalité.

Heureux au moins si, forcé de suivre une route pénible et laborieuse, il pouvoit y marcher avec assurance! ou plutôt, pour parler toujours le langage de la vertu, heureux de trouver de nouveaux motifs pour redoubler sa vigilance et son activité, dans des dangers qui ne sont pas moins dignes de la grandeur de son ame que les travaux de son état!

Telle est la glorieuse nécessité que la justice impose au magistrat, lorsqu'elle imprime sur son front le sacré

caractère de son autorité. Image vivante de la loi, il faut qu'il marche toujours, comme elle, entre deux extrémités opposées; et que, s'ouvrant un chemin difficile entre les écueils qui environnent sa profession, il craigne de s'aller briser contre l'un en voulant éviter l'autre.

C'est, à la vérité, un grand spectacle et un objet digne des regards de la justice même, que l'homme de bien accompagné de sa seule vertu, aux prises avec l'homme puissant soutenu de ce que la faveur peut avoir de plus redoutable. Qu'il est beau de convaincre la fortune d'impuissance, de lui faire avouer que le cœur du magistrat est affranchi de sa domination, et que toutes les fois qu'elle a osé attaquer sa vertu, elle n'est jamais sortie, que vaincue, de ce combat!

La gloire de ce triomphe semble même obscurcir l'éclat des autres victoires du magistrat : c'est par-là seulement que le commun des hommes lui permet de s'élever jusqu'au rang des héros, et d'entrer avec eux en partage de la grandeur d'ame.

N'attaquons point ici l'excès de cette prévention. A Dieu ne plaise que nous voulions jamais diminuer le prix de ces grandes actions, où l'on a vu de sages, d'intrépides magistrats sacrifier, sans balancer, leurs plus justes espérances; devenir avec joie les victimes illustres de la droiture et de la probité; et, renonçant aux promesses de la fortune, se renfermer glorieusement dans le sein de leur vertu!

Avouons-le néanmoins, et disons comme ces grands hommes l'auroient dit eux-mêmes : Que ce que les ames communes regardent comme une illustre, mais dure nécessité pour le magistrat, est une rare félicité.

Quel est l'homme de bien qui ne porte envie à une si heureuse disgrâce, et qui ne soit prêt à l'acheter au prix de la plus haute fortune?

Disons-le donc hardiment : il est plus honteux de céder à la faveur, qu'il n'est glorieux de lui résister. La véritable grandeur d'ame rougit en secret des applaudissemens qu'elle est forcée de recevoir, lors

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