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malades qui ne connoissent point d'état plus fàcheux que leur situation présente, il s'agite inutilement ; et se flattant de parvenir au repos par le mouvement, bien loin de guérir ses maux imaginaires, il y ajoute le mal réel d'une accablante inquiétude. Qu'on ne lui demande point les raisons de son ennui; une partie de ses maux est d'en ignorer la cause : qu'on n'en accuse pas les peines attachées à son état; il n'en est point qui ne lui fùt également pénible, dès le moment qu'il y seroit parvenu la fortune la plus éclatante auroit toujours le défaut d'être la sienne. Le supplice de l'homme mécontent de son état, est de se fuir sans cesse, et de se trouver toujours lui-même, et portant son malheur dans toutes les places qu'il occupe, parce qu'il s'y porte toujours lui-même; si le ciel ne change son cœur, le ciel même ne sauroit le rendre heureux.

Réduit en cet état à emprunter des secours étrangers pour soutenir les faibles restes d'une dignité chancelante, le magistrat a ouvert la porte à ses plus grands ennemis. Ce luxe, ce faste, cette magnificence, qu'il avoit appelés pour être l'appui de son élévation, ont achevé de dégrader la magistrature, et de lui arracher jusqu'au souvenir de son ancienne grandeur.

L'heureuse simplicité des anciens sénateurs, cette riche modestie qui faisoit autrefois le plus précieux ornement du magistrat, contrainte de céder à la force de la coutume et à la loi injuste d'une fausse bienséance, s'est réfugiée dans quelques maisons patriciennes, qui retracent encore, au milieu de la corruption du siècle, une image fidèle de la sage frugalité de nos pères.

Si le malheur de leur temps leur avoit fait voir ce nombre prodigieux de fortunes subites sortir en un moment du sein de la terre, pour répandre dans toutes les conditions, et jusque dans le sanctuaire de la justice, l'exemple contagieux de leur luxe téméraire; s'ils avoient vu ces bâtimens superbes, ces meubles magnifiques, et tous ces ornemens ambi

tieux d'une vanité naissante, qui se hâte de jouir, ou plutôt d'abuser d'une grandeur souvent aussi précipitée dans sa chute que rapide dans son élévation, ils auroient dit avec un des plus grands hommes que Rome vertueuse ait jamais produits dans le temps qu'elle ne produisoit que des héros : « (1) Laissons » aux Tarentins leurs dieux irrités; ne portons à >> Rome que des exemples de sagesse et de modestie, » et forçons les plus riches nations de la terre de >> rendre hommage à la pauvreté des Romains ».

Heureux le magistrat qui, successeur de la dignité de ses pères, l'est encore plus de leur sagesse ; qui, fidèle comme eux à tous ses devoirs, attaché inviolablement à son état, vit content de ce qu'il est, et ne désire que ce qu'il possède !

Persuadé que l'état le plus heureux pour lui, est celui dans lequel il se trouve, il met toute sa gloire à demeurer ferme et inébranlable dans le poste que la république lui a confié : content de lui obéir, c'est pour elle qu'il combat, et non pour lui-même. C'est à elle de choisir la place dans laquelle elle veut recevoir ses services; il saura toujours la remplir dignement. Convaincu qu'il n'en est point qui ne soit glorieuse dès le moment qu'elle a pour objet le salut de sa patrie, il respecte son état, et le rend respectable. Prêtre de la justice, il honore son ministère autant qu'il en est honoré. Il semble que sa dignité croisse avec lui, et qu'il n'y ait point de places qui ne soient grandes, aussitôt qu'il les occupe; il les transmet à ses successeurs, plus illustres et plus éclatantes qu'il ne les a reçues de ceux qui l'ont précédé; et son exemple apprend aux hommes, qu'on accuse souvent la dignité lorsqu'on ne devroit accuser que la personne; et que, dans quelque place que se trouve l'homme de bien, la vertu ne souffrira jamais qu'il y soit sans éclat. Si ses paroles sont impuissantes, ses actions seront efficaces; et si le ciel refuse aux unes et aux autres le succès qu'il pouvoit en attendre,

(1) Til. Liv. Lib. XXVII.

il donnera toujours au genre humain le rare, l'utile, le grand exemple d'un homme content de son état qui se roidit par un généreux effort contre le torrent de son siècle. Le mouvement qui le pousse de toutes parts, ne sert qu'à l'affermir dans le repos, et à le rendre plus immobile dans le centre du tourbillon qui l'environne.

Toujours digne d'une fonction plus éclatante, par la manière dont il remplit la sienne, il la mérite encore plus par la crainte qu'il a d'y parvenir. Il n'a point d'autre protecteur que le public. La voix du peuple le présente au prince; souvent la faveur ne le choisit pas, mais la vertu le nomme toujours.

Bien loin de se plaindre alors de l'injustice qu'on lui a faite, il se contente de souhaiter que la république trouve un grand nombre de sujets plus capables que lui de la servir utilement : et dans le temps que ceux qui lui ont été préférés rougissent des faveurs de la fortune, il applaudit le premier à leur élévation; et il est le seul qui ne se croie pas digne d'une place que ses envieux même lui destinoient en

secret.

Aussi simple que la vérité, aussi sage que la loi, aussi desintéressé que la justice, la crainte d'une fausse honte n'a pas plus de pouvoir sur lui que le désir d'une fausse gloire : il sait qu'il n'a pas été revêtu du sacré caractère du magistrat, pour plaire aux hommes, mais pour les servir, et souvent malgré eux-mêmes; que le zèle gratuit d'un bon citoyen doit aller jusqu'à négliger pour sa patrie le soin de sa propre réputation; et qu'après avoir tout sacrifié à sa gloire, il doit être prêt de sacrifier, s'il le faut, sa gloire même à la justice. Incapable de vouloir s'élever aux dépens de ses confrères, il n'oublie jamais que tous les magistrats ne doivent se considérer que comme autant de rayons différens, toujours faibles, quelque lumineux qu'ils soient par eux-mêmes, lorsqu'ils se séparent les uns des autres; mais toujours éclatans, quelque foibles qu'ils soient séparément, lorsque réunis ensemble ils forment par leur concours ce grand

corps de lumière qui réjouit la justice, et qui fait trembler l'iniquité.

Les autres ne vivent que pour leurs plaisirs, pour leur fortune, pour eux-mêmes : le parfait magistrat ne vit que pour la république. Exempt des inquiétudes que donne au commun des hommes le soin de leur fortune particulière, tout est en lui consacré à la fortune publique: ses jours, parfaitement semblables les uns aux autres, ramènent tous les ans les mêmes occupations avec les mêmes vertus ; et par une heureuse uniformité, il semble que toute sa vie ne soit que comme un seul et même moment, dans lequel il se possède tout entier pour se sacrifier tout entier à sa patrie. On cherche l'homme en lui, et l'on n'y trouve que le magistrat; sa dignité le suit partout, parce que l'amour de son état ne l'abandonne jamais; et toujours le même en public, en particulier il exerce une perpétuelle magistrature, plus aimable, mais non pas moins puissante, quand elle est désarmée de cet appareil extérieur qui la rend formidable.

Enfin, si dans un âge avancé, la patrie lui permet de jouir d'un repos que ses travaux ont si justement mérité, c'est l'amour même de son état qui lui inspire le dessein de le quitter : tous les jours il sent croître son ardeur, mais tous les jours il sent diminuer ses forces; il craint de survivre à lui-même, et de faire dire aux autres hommes, que s'il n'a pas encore assez vécu pour la nature, la nature, il a trop il a trop vécu pour la justice. Il sort du combat couronné des mains de la victoire. Sa retraite n'est pas une fuite, mais un triomphe. Toutes les passions qui ont essayé vainement d'attaquer en lui l'amour de son état, vaincues et désarmées, suivent comme autant de captives le char du victorieux. Tous ceux qui ont goûté les fruits précieux de sa justice, lui donnent par leurs regrets, la plus douce et la plus sensible de toutes les louanges. Les vœux des gens de bien l'accompagnent; et la justice qui triomphe avec lui, le remet entre les bras de la paix dans le tranquille séjour d'une innocente solitude. Et soit qu'avec ces mêmes mains qui ont tenu

si long-temps la balance de la justice, il cultive en repos l'héritage de ses pères; soit qu'appliqué à former des successeurs de ses vertus, et cherchant à revivre dans ses enfans, il travaille aussi utilement pour le public, que lorsqu'il exerçoit les plus importantes fonctions de la magistrature; soit enfin qu'occupé de l'attente d'une mort qu'il voit sans frayeur approcher tous les jours, il ne pense plus qu'à rendre à la nature un esprit meilleur qu'il ne l'avoit reçu d'elle; plus grand encore dans l'obscurité de sa retraite, que dans l'éclat des plus hautes dignités, il finit ses jours aussi tranquillement qu'il les a commencés. On ne l'entend point, comme tant de héros, se plaindre en mourant, de l'ingratitude des hommes, et du caprice de la fortune. Si le ciel lui permettoit de vivre une seconde fois, il vivroit comme il a vécu; et il rend grâces à la Providence, bien moins de l'avoir conduit glorieusement dans la carrière des honneurs, que de lui avoir fait le plus grand et le plus inestimable de tous les présens, en lui inspirant l'amour de son état.

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