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sans sans être jamais véritablement occupés; l'agitation continuelle que l'on remarque en eux jusque' dans les trauquilles fonctions de la justice, est une vive peinture du trouble et de la légèreté de leur

ame.

S'ils ne dédaignent pas encore de remplir les devoirs de la magistrature, ils les placent à regret dans le court intervalle qui sépare leurs plaisirs; et dès le moment que l'heure des divertissemens s'approche, on voit un magistrat sortir avec empressement du sanctuaire de la justice, pour aller s'asseoir sur un théâtre. La partie qui retrouve dans un spectacle celui qu'elle avoit respecté dans son tribunal, le méconnoît ou le méprise; et le public qui le voit dans ces deux états, ne sait dans lequel des deux il déshonore plus la justice.

Retenu par un reste de pudeur dans un état qu'il n'ose quitter ouvertement, s'il ne peut cesser d'être magistrat, il veut au moins cesser de le paroître. Honteux de ce qui devroit faire toute sa gloire, il rougit d'une profession qui peut-être a rougi de le recevoir; il ne peut souffrir qu'on lui parle de son état; et ne craignant rien tant que de passer pour ce qu'il est, le nom même de juge est une injure pour lui. On reconnoît dans ses mœurs toutes sortes de caractères, excepté celui du magistrat. Il va chercher des vices jusque dans les autres professions; il emprunte de l'une sa licence et son emportement l'autre lui prête son luxe et sa mollesse. Ces défauts opposés à son caractère acquièrent en lui un nouveau degré de difformité. Il viole jusqu'à la bienséance du vice, si le nom de bienséance peut jamais convenir à ce qui n'est pas la vertu. Méprisé par ceux dont il ne peut égaler la sagesse, il l'est encore plus par ceux dont il affecte de surpasser le déréglement. Transfuge de la vertu, le vice même auquel il se livre ne lui sait aucun gré de sa désertion; et toujours étranger partout où il se trouve; le monde le rejette, et la magistrature le désavoue.

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Heureux dans son malheur, si le ciel lui envoye
D'Aguesseau. Tome I.

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d'utiles ennemis, dont la salutaire censure lui apprenne de bonne heure que si les hommes sont quelquefois assez aveugles pour excuser le vice, ils ne sont jamais assez indulgens pour pardonner le vice déplacé; et que si le monde le plus corrompu paroît d'abord aimer les magistrats qui le cherchent, n'estime jamais véritablement que ceux qui regardent l'obligation de le fuir, comme une partie essentielle de leur devoir.

il

Qu'il se hâte donc d'éviter cette mer dangereuse, où sa sagesse a déjà fait naufrage; qu'il se renferme dans son état, comme dans un port favorable, pour y recueillir les débris de sa réputation : mais qu'il se souvienne toujours que c'est à la vertu seule qu'il appartient d'inspirer cette fuite généreuse.

Si l'inconstance, si l'ennui, si la satiété des plaisirs, sont les seuls guides qui conduisent le magistrat dans la retraite, il y cherche la paix, et il n'y trouve qu'un repos languissant, une molle et insipide tranquillité.

Bien loin d'avoir assez de courage pour réprimer ses passions, il n'en a pas même assez pour les suivre; et le vice ne lui déplaît pas moins que la

vertu.

S'il demeure encore dans son état, ce n'est point par un attachement libre et éclairé; c'est par une aveugle et impuissante lassitude.

La coutume et la bienséance le conduisent encore quelquefois au sénat; mais il y paroît avec tant de négligence, qu'on diroit que la justice a fait asseoir la mollesse sur son trône. S'il fait quelqu'effort pour soutenir un moment le travail de l'application, il retombe aussitôt de son propre poids dans le néant de ses pensées, jusqu'à ce qu'une heure favorable, et toujours trop lente pour lui, le délivre du pesant fardeau d'une fonction importune, et le rende à sa première oisiveté.

C'est là que livré à son ennui, et réduit à la fâcheuse nécessité d'habiter avec soi, il n'y trouve qu'un vide affreux et une triste solitude; toute sa vie n'est plus

qu'une longue et ennuyeuse distraction, un pénible et difficile assoupissement, dans lequel, inutile à sa patrie, insupportable à lui-même, il vieillit sans honneur, et ne peut montrer la longueur de sa vie que par un grand nombre d'années stériles et de jours vainement perdus.

Si l'ambition vient le tirer de cette profonde létargie, il paroîtra peut-être plus sage; mais il ne sera pas plus heureux.

il

Attentif à remplir ses devoirs, et à faire servir sa vertu même à sa fortune, pourra éblouir pour un temps les yeux de ceux qui ne jugent que sur les apparences.

Comme il ne travaille qu'à orner la superficie de son ame, il étale avec pompe tous les talens que la nature lui a donnés. Il ne cultive en lui que les qualités brillantes; il n'amasse des trésors que pour les montrer.

L'homme de bien au contraire, se cache pendant long-temps, pour jeter les fondemens solides d'un édifice durable. Sa vertu patiente, parce qu'elle doit être immortelle, se hâte lentement, et s'avance vers la gloire avec plus de sûreté, mais avec moins d'éclat. Semblable à ceux qui cherchent l'or dans les entrailles de la terre, il ne travaille jamais plus utilement que lorsqu'on l'a perdu de vue, et qu'on le croit enseveli sous les ruines de son travail. Il cherche moins à paroître homme de bien, qu'à l'être effectivement; souvent on ne remarque rien en lui qui le distingue des autres hommes; il laisse échapper avec peine un foible rayon de ces vives lumières qu'il cache audedans de lui-même; peu d'esprits ont assez de pénétration pour percer ce voile de modestie dont il les couvre; plusieurs doutent de la supériorité de son génie, et cherchent sa réputation en le

voyant.

Ne craignons pourtant pas pour l'homme de bien; la vertu imprime sur son front un caractère auguste, que sa noble simplicité rendra toujours inimitable á l'ambitieux. Qu'il retrace, s'il est possible, qu'il

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exprime dans sa personne les autres qualités du sage magistrat; il n'approchera jamais de cette douce et profonde tranquillité qu'inspire à une ame vertueuse l'amour constant de son état la nature se réserve toujours un degré de vérité au-dessus de tous les efforts de l'art, un jour, une lumière que l'imitation la plus parfaite ne sauroit jamais égaler. Le temps en fait bientôt un juste discernement; et il ajoute à la réputation du vertueux magistrat, ce qu'il retranche à celle du magistrat ambitieux.

L'un voit croître tous les ans sa solide grandeur; l'autre voit tomber chaque jour une partie de ce superbe édifice qu'il n'avoit bâti que sur le sable.

L'un ne doit souhaiter que d'être connu des hommes; l'autre ne craint rien tant que de se faire connoître.

Le cœur du sage magistrat est un asile sacré que les passions respectent, que les vertus habitent, que la paix, compagne inséparable de la justice, rend heureux par sa présence. Le cœur du magistrat ambitieux est un temple profane : il y place la fortune sur l'autel de la justice; et le premier sacrifice qu'elle lui demande, est celui de son repos : heureux, si elle veut bien ne pas exiger celui de son innocence! Mais qu'il est à craindre que des yeux toujours ouverts à la fortune, ne se ferment quelquefois à la justice, et que l'ambition ne séduise le cœur pour aveugler l'esprit !

Qu'est devenu ce temps où le magistrat jouissant de ses propres avantages, renfermé dans les bornes de sa profession, trouvoit en lui le centre de tous ses désirs, et se suffisoit pleinement à lui-même? Il ignoroit heureusement cette multiplicité de voies entre lesquelles on voit souvent hésiter un cœur ambitieux; sa modération lui offroit une route plus simple et plus facile; il marchoit sans peine sous la ligne indivisible de son devoir. Sa personne étoit souvent inconnue, mais son mérite ne l'étoit jamais. Content de montrer aux hommes sa réputation, lorsque la nécessité de son ministère ne l'obligeoit pas de se montrer lui

même, il aimoit mieux faire demander pourquoi on le voyoit si rarement, que de faire dire qu'on le voyoit trop souvent; et dans l'heureux état d'une vertueuse indépendance, on le regardoit comme une espèce de divinité que la retraite et la solitude consacroient, qui ne paroissoit que dans son temple, et qu'on ne voyoit que pour l'adorer; toujours nécessaire aux autres hommes sans jamais avoir besoin de leur secours, et sincèrement vertueux sans en attendre d'autre prix que la vertu même. Mais la fortune sembloit disputer à sa vertu la gloire de le récompenser ; on donnoit tout à ceux qui ne demandoient rien; les honneurs venoient s'offrir d'eux-mêmes au magistrat qui les méprisoit; plus il modéroit ses désirs, plus il voyoit croître son pouvoir; et jamais son autorité n'a été plus grande, que lorsqu'il vivoit content de ne pouvoir rien pour lui-même, et de pouvoir tout pour la justice.

Mais depuis que l'ambition a persuadé au magistrat de demander aux autres hommes une grandeur qu'il ne doit attendre que de lui-même; depuis que ceux que l'Écriture appelle les dieux de la terre se sont répandus dans le commerce du monde, et ont paru de véritables hommes, on s'est accoutumé à voir de près, sans frayeur, cette majesté qui paroissoit de loin si saintement redoutable. Le public a refusé ses hommages à ceux qu'il a vus confondus avec lui dans la foule des esclaves de la fortune; et ce culte religieux qu'on rendoit à la vertu du magistrat, s'est changé en un juste mépris de sa vanité.

Au lieu de s'instruire par sa chute, et de prendre conseil de sa disgrace, il se consume souvent en regrets superflus. On l'entend déplorer l'obscurité de ses occupations, se plaindre de l'inutilité de ses services, annoncer lugubrement le déshonneur futur de sa condition, et la triste prophétie de sa décadence.

Accablé d'un fardeau qu'il ne peut ni porter ni quitter, il gémit sous le poids de la pourpre, qui le charge plutôt qu'elle ne l'honore semblable à ces

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