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soustraire à la multitude des occupations, pour joindre l'assiduité de l'étude à l'exercice de la parole: c'est en cet état que l'orateur regrette vivement sa grandeur passée, lorsqu'il voit son mérite vieillir avec lui, sa réputation s'user avec ses forces, et l'éclat de son nom s'éteindre avec le son de sa voix : malheureux de survivre à sa gloire, et d'être forcé d'apprendre par une triste expérience, combien l'avocat est audessus de l'orateur!

Ce n'est pas ainsi qu'a vécu dans votre ordre ce modèle accompli d'un sage et savant avocat (1), que nous avons pleuré avec vous, et que nous pleurerions encore, si nous n'espérions de le voir revivre dans la personne d'un fils vraiment digne de lui, auquel il ne manque que des années pour lui ressembler parfaitement. Quelle étendue de lumières naturelles! Quelle droiture d'esprit! Quelle justesse, nous oserions presque dire, quelle infaillibilité de raisonnement! Il n'y avoit rien au-dessus de la bonté de de son esprit, que celle de son cœur : on voyoit enlui une vive image et une noble expression de la candeur de nos pères, et de l'ancienn simplicité. Sa probité reconnue étoit une des armes les plus redoutables de son éloquence; et son nom seul étoit un préjugé de la justice des causes qu'il défendoit. Né avec ces avantages naturels, il les a surpassés par son travail et par son application. L'exercice continuel de la parole ne l'a point empêché d'amasser pendant toute sa vie ces trésors de science qu'il a distribués si libéralement dans sa vieillesse et quelle vieillesse a jamais été plus honorée? Sa maison sembloit être devenue une heureuse retraite, où la doctrine, l'expérience, la sagesse, et surtout une libre et sincèrevérité, s'étoient retirées avec lui; un tribunal domestique, où il prévenoit de loin avec autant de certitude que de modestie, les sages décisions de la justice; une espèce de temple où se traitoient souvent les plus importantes affaires de la religion, et où les ministres

(1) M. Nouct.

:

des autels étoient tous les jours surpris de trouver dans un séculier, non-seulement plus de lumières et plus de connoissances, mais plus de zèle pour la pureté de la discipline, plus d'ardeur pour la gloire de l'église, que dans ceux qui approchent le plus près du sanctuaire. Heureux d'avoir joui pendant sa vie de cette vénération que les plus grands hommes n'obtiennent souvent qu'après leur mort; et plus heureux encore d'avoir mérité d'être toujours proposé pour modèle à ceux qui voudront exceller dans votre profession!

Que pourrions-nous ajouter après cela, qui ne fût au-dessous d'un si grand exemple? Puisse-t-il ranimer votre courage, et dissiper ces vains prétextes dont un amour-propre ingénieux se sert souvent pour pallier les maux de votre ordre, au lieu de les guérir! Les grands travaux, il est vrai, doivent être inspirés, soutenus, animés par de grandes récompenses, mais quelle récompense peut flatter plus dignement la juste ambition d'une ame vertueuse, que celle qui vous est préparée, si vous osez marcher sur les traces encore récentes de votre illustre confrère?

Etre grand, et ne devoir sa grandeur qu'à soimême, jouir d'une élévation qui jusqu'à présent a scule résisté à l'usurpation générale de la fortune; être considéré par ses concitoyens comme leur guide, lear flambeau, leur génie, et si l'on ose le dire, leur ange tutélaire; exercer sur eux une magistrature privée, dans la possession de cet empire naturel que la raison remet entre les mains de ceux que leur éloquence et leur capacité élèvent au dessus des autres hommes; voilà le digne, le glorieux prix de vos travaux, que personne ne pourra jamais vous ravir. Vous seuls pouvez le perdre, vous seuls pouvez le mériter. Puissiez vous sentir toute la douceur d'une si pure récompense! Puissent les difficultés qui vous arrêtent, vous inspirer une nouvelle ferveur, et devenir les instrumens de votre élévation, au lieu d'en être les obstacles! Puisse cet illustre barreau, qui a toujours fait et qui fera toujours notre gloire et nos délices, rétabli

46 DES CAUSES de la décadence de l'éloquence. dans son ancienne splendeur, se distinguer autant des autres professions par sa doctrine et par son éloquence, qu'il en est déja distingué par sa droiture et par sa probité! Puissions-nous nous-mêmes profiter des instructions que notre place nous oblige de vous donner; et après avoir été réduits à la pénible nécessité de ne vous parler aujourd'hui que des défauts de votre ordre, n'être plus occupés qu'à louer et publier ses vertus!

LES PROCUREURS doivent se renfermer dans les bornes de leur état, s'ils aspirent à lui donner le degré de perfection qui peut lui convenir.

Qu'ils craignent de s'abaisser en voulant s'élever; et qu'ils sachent que lorsqu'ils entreprennent sur les fonctions des avocats, ils perdent presque toujours le mérite qui est propre à leur profession, sans acquérir celui d'un ordre supérieur.

Qu'en évitant cet abus, ils s'appliquent encore plus à retrancher la longueur et l'immensité des procé→ dures, qui faisant passer souvent entre leurs mains tout le fruit de la victoire de leurs parties, les exposent justement aux reproches du public.

Enfin qu'ils continuent de travailler à rétablir l'ordre et la discipline dans leur corps; et que prévenant nos exhortations, et surpassant nos espérances mêmes, ils tâchent de mériter toujours l'approbation de la cour, sans exciter jamais la censure de notre ministère.

PREMIÈRE MERCURIALE,

PRONONCÉE A LA SAINT-MARTIN, 1698 :

L'AMOUR DE SON ÉTAT.

LE plus précieux et le plus rare de tous les biens, est l'amour de son état. Il n'y a rien a rien que l'homme connoisse moins que le bonheur de sa condition. Heureux s'il croyoit l'être, et malheureux souvent parce qu'il veut être trop heureux; il n'envisage jamais son état dans son véritable point de vue. Le désir lui présente de loin l'image trompeuse d'une parfaite félicité; l'espérance séduite par ce portrait ingénieux, embrasse avidement un fantôme qui lui* plaît. Par une espèce de possession anticipée, l'ame jouit d'un bien qu'elle n'a pas encore; mais elle le perdra ausitôt qu'elle aura commencé de le posséder véritablement, et le dégoût abattra l'idole que le désir avoit élevée.

L'homme est presque toujours également malheureux, et par ce qu'il désire, et par ce qu'il possède. Jaloux de la fortune des autres dans le temps qu'il est l'objet de leur jalousie; toujours envieux et toujours envié, s'il fait des vœux pour changer d'état, le ciel irrité ne les exauce souvent que pour le punir. Transporté loin de lui par ses désirs, et vieux dans sa jeunesse, il méprise le présent; et courant après l'avenir, il veut toujours vivre, et ne vit jamais.

Tel est le caractère dominant des mœurs de notre siècle : une inquiétude généralement répandue dans toutes les professions; une agitation que rien ne peut fixer, ennemie du repos, incapable du travail, portant partout le poids d'une inquiète et ambitieuse oisiveté; un soulevement universel de tous

les hommes contre leur condition; une espèce de conspiration générale, dans laquelle ils semblent être tous convenus de sortir de leur caractère; toutes les professions confondues, les dignités avilies, les bienséances violées; la plupart des hommes hors de leur place, méprisant leur état et le rendant méprisable. Toujours occupés de ce qu'ils veulent être, et jamais de ce qu'ils sont, pleins de vastes projets, le seul qui leur échappe est celui de vivre contens de leur état.

Que nous serions heureux, si nous pouvions nous. oublier nous-mêmes dans cette peinture! Mais oseronsnous l'avouer publiquement ! Et dans ce jour que la sagesse de nos pères a consacré à une triste et austère vérité, nous sera-t-il permis de parler le langage de notre ministère, plutôt que celui de notre âge; et ne craindrons-nous point de vous dire que la justice gémit du mépris que les juges ont conçu pour leur profession; et que la plaie la plus sensible qui ait été faite à la magistrature, elle l'a reçue de la main même du magistrat ?

Tantôt la légèreté l'empêche de s'attacher à son état, tantôt le plaisir l'en dégoûte; souvent il le craint par mollesse, et presque toujours il le méprise par ambition. Après une éducation, toujours trop lente au gré d'un père aveuglé par sa tendresse, ou séduit par sa vanité, mais toujours trop courte pour le bien de la justice, l'âge plutôt que le mérite, et la fin des études beaucoup plus que leur succès, ouvrent à une jeunesse impatiente l'entrée de la magistrature. Souvent même prévenant les momens de maturité si sagement marqués par les lois, et juges plusieurs années avant que d'être hommes, le mouvement soudain d'une secrète inquiétude, ou l'impression fortuite d'un objet extérieur, sont les seuls principes de leur conduite. Leur esprit est un feu qui se détruit par sa propre activité, et qui ne pouvant se renfermer dans sa sphère, se dissipe en cherchant à se répandre, et s'évapore en voulant s'élever. Toujours oisifs sans être jamais en repos, toujours agis

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