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L'on rapporte des baux de maisons, des quittances de loyers données à l'Escuyer, des certificats des propriétaires des maisons qu'ils ont occupées; une attestation du curé de Saint - Cosme, qui déclare qu'il les a vus vivre dans sa paroisse comme mari et femme, qu'il a même quelquefois terminé de tits différens qui troubloient leur union; des dépositions de témoins qui confirment la vérité du même fait; la propre reconnoissance de l'Escuyer, qui expose, dans la requête qu'il a présentée à l'official, qu'il a toujours demeuré avec Anne Pousse, comme avec sa femme légitime.

Il est vrai qu'on oppose à toutes ces preuves des actes encore plus authentiques qui justifient que l'Escuyer a toujours demeuré chez son père.

Ces preuves si différentes, ces faits qui paroissent si opposés, ne sont point contraires. Il est aisé de les concilier, en convenant que les uns et les autres sont également établis, et qu'il y a toute sorte d'appaparence qu'un homme qui, dans la suite, n'a pas craint d'avoir trois femmes en même temps, ne faisoit pas difficulté d'avoir deux domiciles; et quoique celui de sa femme fût peut-être plus inconnu que celui de son père, il sert toujours également à prouver la cohabitation, la longueur de la possession, la liberté du consentement de l'Escuyer.

Un mariage qui n'est que l'effet de la séduction, un consentement que les artifices d'une des parties ont extorqué de la foiblesse de l'autre, ne sauroient subsister pendant tant d'années. Comme il n'a point d'autre fondement que la passion, aussitôt qu'elle cesse, il cesse en même temps. Les ténèbres qui cachoient à un homme la honte et la misère de son état, se dissipent, ses chaînes se brisent, le dégoût et le repentir éteignent l'ardeur d'une passion illégitime, et le temps seul est un remède à ses maux. Mais lorsque les réflexions, les remords, les années ne peuvent les guérir; lorsque les parties persévérent dans les mêmes sentimens; lorsqu'elles réitèrent en pleine majorité, long-temps après le mariage, le

même consentement : une séduction si longue perd le nom et l'apparence de séduction, pour prendre la qualité et le caractère d'une affection légitime, ou, pour mieux dire, cette suite, cette persévérance, cette continuation de volonté, dissipe tous les soupçons de la séduction.

Quel est le motif de la loi, lorsqu'elle condamne le rapt de la subornation, et qu'elle le juge même plus dangereux que celui de la violence?"

Elle suppose qu'un esprit aveuglé par sa passion, n'est pas en état de donner un consentement libre, et que le mariage ne pouvant subsister sans cette liberté, la subornation le rend aussi nul que la violence. On peut se défendre contre la force; mais un cœur entraîné par le plaisir, est sans armes et sans défenses, il trouve dans lui-même ses plus grands ennemis.

Mais, lorsqu'il y a des preuves certaines que le consentement a été l'effet d'une volonté libre, toutes ces présomptions se dissipent, elles cèdent à la force des argumens qui nous assurent de la liberté du consentement des parties.

On peut avoir des preuves de cette liberté. Il est difficile d'en avoir de parfaites de la séduction; c'est un secret dont les seules parties intéressées peuvent se rendre témoignage à elles-mêmes.

On n'a que des soupçons, des présomptions, des conjectures, sur lesquelles les juges sont obligés de prononcer. L'utilité publique veut qu'ils admettent cette espèce de preuve, quoique équivoque et incertaine, pour prévenir les malheurs qui suivent les rapts de séduction. Mais aussitôt qu'elle est combattue par une preuve véritable du consentement libre des parties, les soupçons s'évanouissent, les présomptions disparoissent, les conjectures cèdent à la vérité.

Ainsi, dans l'espèce de cette cause, lorsque nous l'avons examinée, par rapport à ses commencemens, nous avons cru devoir présumer le rapt de séduction par toutes les circonstances qui l'accompagnent. Elles D'Aguesseau. Tome I.

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sont en effet si fortes et si convaincantes, que si ori les avoit expliquées vingt-huit ans plus tôt dans votre audience, et dans le temps qui a suivi immédiatement la célébration de ce mariage, on n'auroit pu se dispenser d'en prononcer la nullité. Mais, quelque grandes qu'eussent été les conjectures, elles n'auroient formé néanmoins qu'une présomption qui se seroit en effet trouvée fausse dans l'événement. Malgré la domesticité, l'inégalité des conditions, la minorité, le mariage auroit pu être volontaire, le consentement libre; l'Escuyer auroit pu être le séducteur, et Anne Pousse séduite. Cependant la présomption, qui est toujours favorable aux enfans de famille, vous auroit portés à condamner ce mariage; mais toutes ces conjectures sont détruites aujourd'hui par des preuves si fortes, qu'il suffit de les exposer pour en faire voir la validité.

L'Escuyer, peu de temps après son mariage, va exercer une commission dans la province d'Anjou; sa femme l'y suit. Les dépositions des témoins, qui ont été lues à l'audience, nous apprennent qu'ils y ont vécu publiquement pendant l'espace de six années,

comme mari et femme. La naissance d'une fille confirme leur engagement. Ils la font baptiser sous leurs véritables noms; ils déclarent par un acte passé pardevant notaires, qu'ils ratifient leur mariage. Ils font cette déclaration étant pleinement majeurs, âgés l'un et l'autre de trente ans.

lls reviennent à Paris, ils louent ensemble différentes maisons. Si l'Escuyer est obligé d'aller à Dreux, il confirme encore par ses lettres l'état de sa femme. Si on le force à contracter un nouvel engagement, il se sert, pour le rompre, de son premier mariage.

Enfin, après quatorze années de possession, à l'âge de trente-huit ans, il présente une requête à l'official, par laquelle il confirme tous les faits que nous venons de vous expliquer: il ratifie de nouveau son mariage; et, pour en assurer la vérité, il demande, il obtient la réformation des registres.

Après tant de ratifications tacites et expresses,

publiques et particulières, doutera-t-on de la liberté du consentement d'un homme qui l'a déclaré à la justice par l'acte qu'il a passé par-devant notaires, à l'église par la requête qu'il a présentée à l'official, au public par la longue cohabitation, et par la naissance de plusieurs enfans?

Si la séduction n'a point eu de part à ce mariage s'il est certain que le consentement des contractans a été pleinement volontaire, il n'est pas moins constant que cet engagement a été contracté à la face des autels, que l'église l'a consacré par sa bénédiction, qu'il a eu le prêtre pour ministre et Dieu même pour témoin. La nature et la religion reconnoissent dans ce mariage les deux conditions essentielles qu'elles prescrivent. Nous n'avons plus à examiner que les conditions que la loi civile et ecclésiastique y ont ajoutées, et qu'elles semblent imposer, à peine de nullité, et qui se réduisent, dans cette espèce, au défaut de consentement du père, et à la clandestinité.

Quelque grande autorité que la loi donne aux pères sur leurs enfans, elle doit néanmoins être renfermée dans des bornes légitimes. Le défaut de leur consentement peut être un empêchement dirimant; mais toutes sortes de personnes ne peuvent pas opposer cette nullité; les pères mêmes ne peuvent pas s'en servir en tout temps, et en toutes sortes d'occasions.

Ainsi, ce moyen qui pourroit être d'une grande autorité, s'il étoit dans la bouche d'un père ou d'une mère, perd toute sa force quand il n'est proposé que par une troisième femme qui n'a ni caractère,`ni qualité qui puisse le rendre favorable.

Il semble même que le père y ait renoncé, en déshéritant son fils. Nous savons que ces deux moyens ne sont point incompatibles, que l'appel comme d'abus, et l'exhérédation, sont deux sortes d'armes différentes que la loi met entre les mains d'un père; qu'il peut se servir de celle qu'il lui plaît, ou ême les employer toutes deux contre un fils rebelle à ses volontés. Mais enfin, le père s'est contenté de l'exherédation; il est mort sans interjeter appel comme

d'abus du mariage de son fils; il ne s'est plaint que de la sentence de l'official; il semble avoir abandonné, en quelque manière, la voie que la loi lui ouvroit pour détruire cet engagement. Mais quand les choses y seroient entières, y seroit-il recevable?

Quelque sacrés que soient les noeuds de la puissance paternelle, il vient enfin un temps qui en affranchit les enfans. Le fils dont il s'agit aujourd'hui, est parvenu à cet âge, sans que son père eût formé aucune plainte contre son mariage; il l'a confirmé en pleine majorité : après cela, permettra-t-on à un père de rompre, malgré un silence de plus de dixhuit années, un mariage concordant, de troubler le repos d'une famille, de détruire l'état des enfans? Le temps seul rend sa plainte inutile, et sa prétention défavorable.

Nous n'ignorons pas que l'on peut dire en faveur du père, que le mariage de son fils a toujours été clandestin, que la supposition des noms, l'obscurité dans laquelle a vécu sa première femme, les défenses du juge qu'il avoit obtenues, font en même temps la justification du père, et la condamnation d'Anne Pousse.

Mais peut-on présumer que, pendant tant d'années, il ait absolument ignoré ce mariage?

L'Escuyer lui-même nous apprend le contraire dans la requête qu'il a présentée à l'official. Il expose que les raisons qui l'avoient obligé de cacher son mariage ne subsistent plus. Quelles étoient ces raisons? En allègue-t-on d'autres que le défaut de consentement de son père? Et quand un majeur, dans une requête qui ne pouvoit être secrète, avance un fait de cette qualité, ne doit-on pas présumer qu'il est véritable, et que le défaut de consentement de son père (la seule raison qui ait pu l'obliger à dissimuler son mariage) avoit entièrement cessé ?

Depuis cette requête, depuis la sentence de l'official, depuis la réformation des registres, on ne peut pas prétendre que l'Escuyer ait déguisé son nom, qu'il ait caché sa qualité, que son mariage

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