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les pères ont le pouvoir de rendre nuls les mariages de leurs enfans. Que c'est cette opinion que le concile condamne; autrement il faudroit soutenir qu'il a voulu prononcer anathême, non-seulement contre les lois des plus pieux empereurs, mais contre les canons des conciles, contre les sentimens des pères, contre le consentement unanime des deux églises pendant dix siècles entiers (1).

On pourroit même prétendre que le concile de Trente a compris dans ses défenses portées par son décret, les mariages des enfans de famille, contractés sans le consentement de leurs pères, sous le nom de mariages clandestins ; qu'il a condamné également les uns et les autres, et que c'est ainsi que quelquesuns des docteurs qui ont assisté au concile ont expliqué ses sentimens.

Enfin, ces différentes interprétations, et plusieurs autres que nous ne rapporterons point ici, marquent suffisamment que le décret est fort obscur, que son sens est douteux, que son explication est incertaine, et que les pères du concile ont eu en vue de ne rien décider touchant ce point de discipline, et de laisser à chacun la liberté de suivre ses sentimens et l'usage des états dans lesquels il vivoit.

Nous sommes heureux de n'être point obligés de décider aujourd'hui une question qui a partagé les opinions de tant de personnes illustres. Les circonstances de cette cause nous délivrent de cette peine. Si l'on a pu douter que le seul défaut du consentement des pères et des mères soit un empêchement dirimant le mariage, on a été toujours obligé de reconnoître que c'est au moins une présomption violente du rapt de séduction, qui peut même devenir une preuve parfaite, si elle est soutenue par d'autres circonstances, et fortifiée par d'autres conjectures.

Il est difficile d'en trouver de plus fortes que celles

(1) Voyez le traité intitulé: Justification des usages de France, sur les mariages des enfans de famille, par M. le Merre, imprimé à Paris en 1687.

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qui se rencontrent en foule dans l'espèce de cette

cause.

La qualité des parties, la procédure qui en a été faite en l'année 1662, la fausseté et la supposition qui règnent dans la célébration du mariage, tout parle contre Anne Pousse; toutes ces circonstances sont autant de témoins qui s'élèvent aujourd'hui contre elle, et qui l'accusent de séduction.

L'Escuyer étoit mineur, susceptible de toutes sortes d'impressions, dans cet état que la loi appelle multorum fraudibus et captionibus obnoxium.

Quoique Anne Pousse fut aussi mineure, et qu'il semble que les preuves de la séduction étant réciproques, elles se détruisent mutuellement, cependant, quand on considère quelle étoit la condition d'Anne Pousse; une fille abandonnée par son père et par sa mère, sortie de son pays dès l'âge de quatorze ans, accoutumée à servir dans plusieurs maisons : quelle étoit, au contraire, la condition de l'Escuyer, un jeune homme nourri dans la maison de son père, élevé sous les yeux de sa famille; ne peut-on pas croire que, quoique leur âge fût égal, leur expérience ne l'étoit pas, et qu'Anne Pousse, à l'âge de vingt-quatre ans, devoit être considérée comme majeure.

Si l'on compare la naissance et la fortune des parties, le père de l'Escuyer étoit fils d'un riche marchand; il exerçoit la charge de contrôleur des rentes sur l'hôtel-de-ville. Il avoit donné une dot de vingtquatre mille livres à sa fille; il jouissoit d'un revenu considérable; il n'avoit qu'un fils dans le monde. La naissance d'Anne Pousse est fort obscure; son père et sa mère sont également inconnus. La condition servile qu'elle avoit été contrainte d'embrasser est une preuve incontestable de sa pauvreté.

Nous n'entrerons point ici dans l'examen de la question qui vous a été proposée touchant l'inégalité des personnes.

Si nous parlions dans le sénat de Rome, nous

croyons que ce moyen auroit pu être capable de donner atteinte à la validité d'un mariage.

L'on y raconteroit les différens progrès du droit sur cette matière. L'on y remarqueroit sans doute le soin que les patriciens avoient eu autrefois de ne point se déshonorer par des alliances honteuses avec le peuple; les séditions qu'excitèrent les lois qui autorisoient les mariages entre les familles patriciennes et plébéïennes. L'on n'y oublieroit pas les fameuses constitutions d'Auguste, qui défendoient aux sénateurs d'épouser les filles des affranchis, ou des femmes qui auroient paru sur le théâtre, et mérité le nom d'infâmes. Enfin, l'on y observeroit la différence des lois d'Auguste, et de celles de Justinien, qui voulut confirmer par une loi ce qu'il avoit déjà autorisé par son exemple.

Mais nous parlons dans un royaume chrétien. La sainteté du christianisme a enfin banni toutes ces différences que la fortune mettoit entre les hommes. La grâce ne connoît point la distinction des personnes; elle se répand également sur l'esclave et sur l'homme libre; et, quoique l'on ait suivi, dans les premiers siècles, les constitutions du droit civil, qui ne reconnoissoit point de véritable mariage parmi les esclaves, l'église a enfin changé cet usage, et elle n'a pas exclu de ses sacremens ceux que la profession d'une même foi, le culte d'une même religion, et l'espérance d'une même sanctification, rendent parfaitement égaux aux autres hommes.

Si l'inégalité des conditions ne peut plus donner atteinte à l'essence du mariage, elle sert toujours à faire présumer qu'un homme qui contracte un engagement indigne de sa naissance n'a pas été libre, et que son consentement n'a pas été volontaire.

Mais, lorsque ce moyen se trouve soutenu par celui que l'on tire de la domesticité; lorsque le mariage n'est pas seulement contracté avec une personne inégale, mais encore avec une servante, ces deux

circonstances ne forment-elles pas une preuve invincible de séduction, et n'attirent-elles pas sur le coupable toute la sévérité des lois ?

Quel père sera en sûreté, s'il doit tout craindre de ses propres domestiques, si la maison paternelle n'est pas un asile suffisant pour mettre à couvert son honneur et celui de ses enfans; si l'on abuse de toutes les facilités que la domesticité peut donner pour corrompre le cœur d'un jeune homme, pour lui inspirer un attachement criminel, pour le porter à contracter un mariage inégal, pour l'enlever à son père, et le plonger dans la débauche et le libertinage?

Ce mariage, suspect par la qualité des parties, le devient encore plus par toutes les circonstances qui en ont précédé et accompagné la célébration.

On publie un ban dans une paroisse étrangère. Anne Pousse affecte d'y faire sa communion pascale, pour y acquérir un domicile. Le père en est averti; il accuse l'auteur de la séduction; il la fait interroger; elle convient de la passion de l'Escuyer pour elle, des démarches qu'il a faites pour la contenter; elle promet au père, elle promet à la justice de ne le voir jamais. Le père, vaincu par ses prières, trompé par ses espérances, consent à sa liberté. Il se contente d'obtenir des défenses du juge. Quoique ces défenses ne soient pas capables de faire un empêchement dirimant, suivant les dispositions canoniques, et les maximes établies par vos arrêts, elles sont néanmoins une preuve très-forte du rapt de séduction, et l'on ne peut considérer le mariage qui les a suivi six mois après, que comme l'effet des artifices d'Anne Pousse, de la foiblesse de l'Escuyer, de la négligence du père, qui s'est laissé surprendre par les protestations qui lui ont été faites à la face de la justice.

Si la séduction paroît constante, la clandestinité n'est pas moins établie.

Quelle est l'idée que le concile et les ordonnances nous donnent d'un mariage clandestin? Ce ne sont

pas seulement ces mariages que l'église n'a point -connus, qui n'ont point eu le prêtre ou pour ministre ou pour témoin, qui sont demeurés cachés dans les ténèbres et dans l'obscurité jusqu'à l'article de la mort. Si cette espèce de mariage clandestin est la plus criminelle, elle n'est pas la seule; et les autres, quoique moins coupables, sont néanmoins également condamnés.

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La loi civile et la loi canonique ont eu également en vue de réprimer les fréquens abus des mariages clandestins. Elles établissent, pour les prévenir, la publication des trois bans, la nécessité de la présence du propre curé. L'ordonnance ajoute le consentement des pères et des mères. Tout mariage qui ne porte pas ces trois caractères de publicité, et qui n'est pas revêtu de ces formalités essentielles, est un mariage clandestin, également odieux à l'église et à l'état.

Il est vrai que, quoique l'ordonnance et le concile aient établi ces solennités dans toutes sortes de mariages, sans aucune distinction de personnes, d'âge et de condition, et que vos arrêts l'aient ainsi jugé dans le temps que l'on exécutoit à la rigueur une loi nouvelle; cependant il semble que l'usage n'ait appliqué particulièrement la disposition de l'ordonnance qu'aux mariages des mineurs. Mais il seroit inutile. d'entrer aujourd'hui dans cette distinction, puisque les parties dont il s'agit étoient mineures dans le temps du mariage, et soumises, en cette qualité, à T'observation la plus rigoureuse de la loi.

Si l'on compare sa disposition avec les circons tances du mariage que nous examinons, peut-on douter qu'il ne renferme les preuves les plus fortes de clandestinité? Point de publication de bans dans la paroisse de l'Escuyer: bans publiés sous des noms supposés dans celle d'Anne Pousse. Le père, bien loin de consentir à ce mariage, s'y est opposé. Le propre curé de l'Escuyer n'en a pas été informé. Ce seroit éluder la sage disposition du concile et de l'ordonnance, que de soutenir qu'il suffit que le cure

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