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de notre génie, si nous nous rabaissions jusqu'à vouloir moissonner pour lui une terre étrangère. Nous négligeons même de cultiver notre propre bien; et la terre la plus fertile ne produit plus que des épines, par la négligence du laboureur qui se repose sur sa fécondité naturelle.

Que cette conduite est éloignée de celle de ces grands hommes, dont le nom fameux semble être devenu le nom de l'éloquence même !

Ils savoient que le meilleur esprit a besoin d'être formé par un travail persévérant et par une culture assidue; que les grands talens deviennent aisément de grands défauts, lorsqu'ils sont livrés et abandonnés à eux-mêmes ; et que tout ce que le ciel a fait naître de plus excellent, dégénère bientôt, si l'éducation, comme une seconde mère, ne conserve l'ouvrage que la nature lui confie aussitôt qu'elle l'a produit.

Ne compter pour rien les travaux de l'enfance, et commencer les sérieuses, les véritables études dans le temps où nous les finissons; regarder la jeunesse, non comme un âge destiné par la nature au plaisir et au relâchement, mais comme un temps que la vertu consacre au travail et à l'application; négliger le soin de ses biens, de sa fortune, de sa santé même, et faire de ce que tous les hommes chérissent le plus, un digne sacrifice à l'amour de la science et à l'ardeur de s'instruire; devenir invisible pour un temps, se réduire soi-même dans une captivité volontaire, et s'ensevelir tout vivant dans une profonde retraite, pour y préparer de loin des armes toujours victorieuses voilà ce qu'ont fait les Demosthenes et les Cicérons; ne soyons plus surpris de ce qu'ils ont été; mais cessons en même temps d'être surpris de ce que nous sommes, en jetant les yeux sur le peu que nous faisons pour arriver à la même gloire à laquelle ils sont parvenus.

Et que seroit-ce encore, si après avoir plaint la témérité de ceux qui entrent dans votre ordre sans autres dispositions que le simple désir d'être avocats, sans autre motif qu'un vil et sordide intérêt, sans

autre préparation qu'un excès de confiance dans leur esprit, nous envisagions la négligence d'une partie de ceux qui y sont entrés; et si, pourtant de tous cotés les regards pénétrans d'une salutaire censure, nous y découvrions partout de nouvelles plaies et de nouvelles sources de sa décadence?

Que ne pourrions-nous point dire d'abord de ceux qui ne perdent la gloire à laquelle ils aspirent, que par l'aveugle impatience qu'ils ont de l'acquérir; et qui prévenant par une ardeur indiscrète la maturité de l'âge et celle de la doctrine, se hâtent d'exposer avant le temps les fruits précoces de leurs études mal digérées! Ces premières semences de mérite et de réputation qu'ils avoient à peine commencé de cultiver, sont ou étouffées par les épines des affaires, ou dissipées par les grands efforts d'un esprit qui s'épuise par son ardeur, et qui se consume par sa propre activité. La confiance prévient en eux le mérite, au lieu d'en être l'effet. Ils ne sont jamais grands, parce qu'ils ont trop tôt cru l'être. Impatiens de jouir de la gloire prématurée d'un mérite avancé, ils sacrifient l'utile à l'agréable; et l'automne n'a point de fruit, par l'empressement qu'ils ont de cueillir toutes les fleurs dans le printemps.

Que l'on donne quelques années, si l'on veut, cette première soif de gloire et de réputation, qui s'éteindroit peut-être bientôt, si elle n'étoit excitée et comme irritée par le succès; que l'on acquierre dans la jeunesse ce que la jeunesse seule peut donner, la sûreté de la mémoire, la facilité des expressions, la hardiesse et la liberté de la prononciation : mais contens d'avoir acquis ces premiers avantages, ne rougissez point de rentrer dans le sein de l'étude dont vous êtes sortis. Vous savez parler, mais vous n'êtes pas encore orateur; il faut achever ce grand ouvrage, dont vous n'avez pu tracer qu'une ébauche légère; il faut former cette statue dont vous n'avez pu montrer au public qu'une première idée et qu'un modèle imparfait. Peut-être qu'après avoir été exercés, non dans l'ombre de l'école, mais dans la vive

lumière du barreau, vous condamnerez la légèreté de vos premières études; et, joignant l'expérience aux préceptes et l'usage à la doctrine, vous rentrerez dans la carrière pleins d'une nouvelle vigueur, assurés de surpasser en un moment ceux qui croyoient vous' avoir laissés bien loin après eux.

Tel fut le sage et utile conseil d'un de ces illustres magistrats (1) dont la mémoire honorée des savans, précieuse aux gens de bien, chère à la compagnie, est déjà en possession de l'immortalité. Ce grand homme, dans lequel le ciel avoit joint l'éclat de la réputation à celui de la naissance, et l'élévation du génie à la profondeur de la doctrine, vit croître avec plaisir un de ces rares sujets qui s'élèvent de temps en temps parmi vous pour la gloire de votre ordre et pour f'ornement de leur siècle, il applaudit le premier à ce mérite naissant ; mais, au lieu de lui donner des éloges stériles, il lui imposa l'heureuse nécessité de se dérober pendant quelque temps aux louanges et aux acclamations des hommes, pour apprendre à les mieux mériter.

Le succès passa ses espérances; et M.e MICHEL LANGLOIS fut obligé de reconnoître, pendant tout le cours d'une longue et glorieuse carrière, qu'il étoit redevable de toute sa grandeur au salutaire retardement que son illustre protecteur avoit apporté à son élévation.

Que cet exemple fameux a eu peu d'imitateurs ! Non-seulement on se hâte de s'embarquer avant le temps sur la mer orageuse du barreau, mais un aveugle intérêt, un amour déréglé de la gloire, une vivacité d'esprit ardente, inquiète, empressée, plongent dans le courant des affaires tous ceux qui pourroient exceller dans votre profession; et cette multiplicité infinie d'occupations différentes qui servent d'aliment et de nourriture à l'ardeur de leur génie, ne leur laisse ni la liberté de digérer le présent, ni le loisir de se préparer pour l'avenir.

(1) Le P. P. de Lamoignon.

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De là cette négligence à s'instruire des faits qui doivent servir de matière aux décisions de la justice; cette honte de ne pas savoir ce que l'on entreprend d'expliquer aux autres, ou cette hardiesse d'expliquer ce que l'on ne sait pas, et de n'achever d'apprendre sa cause qu'en achevant de la plaider.

De là cette ignorance du droit, ou du moins cette science superficielle, toujours douteuse et toujours chancelante, qui se sert des richesses qu'elle emprunte, non avec la noble sécurité d'un possesseur légitime, mais avec la timide et incertaine défiance d'un voleur mal assuré, qui craint d'être surpris dans son larcin.

De là cette longeur fatigante, ces répétitions ennuyeuses, ce mépris de ses auditeurs, cette espèce d'irrévérence pour la sainteté de la justice et pour la dignité du sénat, enfin, cette bassesse de style et cette familiarité indécente du discours, plus convenable à la liberté d'une conversation particulière qu'à la majesté d'une audience publique.

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Heureuse l'utile défiance de l'orateur sagement timide, qui, dans le choix et dans le partage de ses Occupations, a perpétuellement devant les yeux ce qu'il doit à ses parties, à la justice, à lui-même! Toujours environné de ces censeurs rigoureux, et plein d'un saint respect pour le tribunal dans lequel il doit paroître, il voudroit, suivant le souhait d'un ancien orateur, qu'il lui fut permis non-seulement d'écrire avec soin, mais de graver avec effort les paroles qu'il doit y prononcer. Si quelquefois il n'a pas la liberté de mesurer le style et les expressions de ses discours, il en médite toujours l'ordre et les pensées; et souvent, même, la méditation simple prenant la place d'une exacte composition, et la justesse des pensées produisant celle des paroles, l'auditeur surpris croit que l'orateur a travaillé pendant long-temps à perfectionner un édifice dont il a eu à peine le loisir de tracer le premier plan. Mais bien loin de se laisser éblouir par l'heureux succès d'une éloquence subite, il reprend toujours avec une nouvelle ardeur le

pénible travail de la composition. C'est-là qu'il pèse scrupuleusement jusqu'aux moindres expressions dans la balance exacte d'une sévère critique: c'est là qu'il ose retrancher tout ce qui ne présente pas à l'esprit une image vive et lumineuse; qu'il développe tout ce qui peut paroître obscur ou équivoque à un auditeur médiocrement attentif; qu'il joint les grâces et les ornemens à la clarté et à la pureté du discours; qu'en évitant la négligence, il ne fuit pas moins l'écueil également dangereux de l'affectation; et que prenant en main une lime savante, il ajoute autant de force à son discours, qu'il en retranche de paroles inutiles; imitant l'adresse de ces habiles sculpteurs, qui travaillant sur les matières les plus précieuses, en augmentent le prix à mesure qu'ils les diminuent, et ne forment les chefs-d'œuvres les plus parfaits de leur art, que par le simple retranchement d'une riche superfluité.

Mais cette exactitude de style et cette élégance de composition, sont des vertus que l'on connoît à peine dans la première jeunesse, et que l'on méprise dans un âge plus avancé: bientôt on laissera aussi la science en partage à la jeunesse ; et les anciens orateurs dédaigneront d'apprendre ce qu'ils devroient rougir de ne pas savoir.

Où sont aujourd'hui les avocats capables d'imiter la sagesse de cet ancien législateur qui regardoit la vie comme une longue éducation, dans laquelle il vieillissoit en acquérant toujours de nouvelles connoissances? Combien en voyons-nous au contraire qui se contentent de conserver les premières notions qu'ils ont apportées en entrant dans le barreau? Leur doctrine et leur capacité demeurent toujours, si l'on ose le dire, dans une espèce d'enfance; et tout ce qu'ils ont de plus que le reste des hommes, lorsqu'ils arrivent à la vieillesse, est le talent de former des doutes, et souvent la dangereuse habitude de proposer les opinions les plus douteuses comme des décisions certaines et infaillibles. C'est alors l'on commence à sentir, mais trop tard, la nécessité de se

que

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