Page images
PDF
EPUB

TROISIÈME PLAIDOYER.

DU 3 AVRIL 1691,

A L'AUDIENCE DU MATIN.

Dans la cause de MARGUERITE D'HEMERY, dame d'Espainville, femme non commune en biens du sieur DESHARBES, contre M. BAZIN, seigneur de Bandeville, maître des requêtes.

Il s'agissoit de plusieurs questions à l'occasion d'une saisie féodale.

1. Si une femme autorisée par justice, sur le refus fait par son mari de l'autoriser pour la poursuite de ses droits, et en particulier sur ce qui concernoit l'acquisition qu'elle avoit faite d'une terre pouvoit ester en jugement sur la saisie féodale de la méme terre, sans une nouvelle autorisation?

2. S'il suffit pour la validité d'une saisie féodale, de faire donner assignation au principal manoir pour rendre hommage, ou si celui qui devient seigneur du fief dominant est tenu à quelque autre formalité?

3. S'il est dû un droit de rachat dans la coutume de Montfort, par une femme qui se marie, dans le cas où son contrat de mariage porte exclusion de communauté, et une réserve pour jouir seule des fruits de ses biens?

QUOIQUE cette cause paroisse fort étendue par les

questions qui vous ont été proposées, par le nombre des coutumes et des arrêts qui vous ont été cités;

cependant si on la renferme dans les circonstances essentielles et dans les véritables principes, nous espérons que l'explication en deviendra sommaire, et la décision facile.

Par les pièces qui nous ont été communiquées, nous voyons que Marguerite d'Hemery, qui est appeJante de l'ordonnance du lieutenant civil, acquit, en l'année 1659, le fief d'Espainville. Ce fief est situé dans l'étendue de la seigneurie de la Grande Baste, dont la dame de Bandeville étoit pour lors propriétaire.

Le nouveau vassal porta à son seigneur la foi et hommage en l'année 1661. Elle fit des offres en deniers à découvert de payer les droits seigneuriaux. Peu de temps après elle épousa le sieur Desharbes.

Les clauses du contrat de mariage méritent détre expliquées dans toute leur étendue; elles sont essentielles à la décision de la cause.

L'on stipule expressément qu'il n'y aura point de communauté entre les futurs conjoints, nonobstant toutes coutumes contraires, auxquelles les contractans dérogent expressément; en telle sorte que tout ce qui a été et ce qui sera acquis par l'un des futurs conjoints, lui demeurera propre sans que l'autre puisse y rien prétendre.

On ajoute que la future épouse aura la libre disposition de son bien; mais cependant, afin que ce bien soit conservé, et afin qu'il soit sagement administré, elle ne pourra vendre, aliéner disposer ou acquérir, sans l'autorité et consentement du futur époux, qui sera tenu de l'autoriser après avoir été dûment informé, comme aussi, pour faire poursuite dudit bien, intenter telle demande, et se défendre ainsi qu'il appartiendra: ce sont les termes du contrat de mariage. Il contient enfin une dernière clause qui peut être de quelque importance; le mari s'engage à nourrir et entretenir sa future épouse pendant le mariage.

Quoique l'appelante eût acheté la terre d'Espainville dès l'année 1659, comme nous l'avons déjà

[ocr errors]

remarqué, cependant il paroît qu'elle n'en avoit pas encore la libre jouissance après son mariage, et en l'année 1663 il fallut faire un décret volontaire pour purger les hypothèques ; il se trouva un grand nombre de créanciers, et ce décret ne put être consommé qu'en l'année 1668.

L'appelante eut besoin d'être autorisée par son mari pour la poursuite de ces procédures; il refusa de le faire il donna un acte par lequel il déclare qu'il ne veut point autoriser sa femme pour quelque cause que ce soit, et nommément pour raison de l'acquisition qu'elle avoit faite du fief d'Espainville, circonstances et dépendances.

pour

En conséquence du refus du mari, on ordonne qu'elle demeurera autorisée par justice pour la suite de ses droits et actions, ainsi qu'elle avisera bon être.

Depuis cet acte, elle a toujours pris le nom de femme autorisée par justice; en cette qualité elle a présenté un aveu et dénombrement de son fief à la dame de Bandeville. Il a été reçu en l'année 1667.

Elle a fait plus, car, sans même prendre cette qualité, elle a fait des baux de la terre d'Espainville, dans lesquels elle agit comme indépendante de l'autorité de son mari, et comme maîtresse absolue de son bien.

Le fief dominant a été vendu en l'année 1676. M. Bazin, maître des requêtes, s'en est rendu adjudicataire; il a voulu procéder à la confection d'un papier terrier; il en à obtenu des lettres en chancellerie, il les a fait signifier à ses vassaux, dans le nombre desquels l'appelante se trouve comme les autres. Il est vrai que la signification ne lui a pas été faite, mais à son mari, que l'on a cru, suivant l'usage ordinaire, être le seigneur du fief d'Espainville; le mari ni la femme n'ont point comparu sur l'assignation qui a été donnée; ils n'ont point fait la foi et hommage.

Dans cet état M. Bazin a obtenu une ordonnance

du lieutenant civil, par laquelle on lui permet de saisir féodalement le fief d'Espainville, faute d'homme, droits et devoirs non faits, non payés.

Cette ordonnance a été ex cutée; les héritages ont été saisis; la dame d'Espainville en a interjeté appel en la cour; l'affaire est devenue plus considérable en cause d'appel. M. Bazin, qui pouvoit attendre que son vassal vint lui rendre la foi et hommage, s'est expliqué ouvertement; il a présenté une requête, par laquelle il déclare qu'il prétend demander à la dame d'Espainville un droit de relief pour la mutation qui est arrivée par son mariage. Il demande que les fruits lui soient adjugés en pure perte, à compter du jour de la saisie féodale, jusqu'à ce que la foi et hommage lui aient été faits. Il prétend même que l'appelante n'est pas partie capable pour pouvoir contester avec lui; qu'elle est en puissance de mari; qu'elle n'est point suffisamment autorisée, et que c'est une question préalable qu'il est nécessaire de décider, avant que d'entrer dans l'examen du fond.

Lappelante soutient que sa qualité est suffisamment établie par l'acte de l'année 1663, par lequel, sur le retus de son mari, la justice l'a autorisée géné ralement à la poursuite de ses droits et actions; que cet acte a toujours été exécuté; que, dans une infinité d'autres qui l'ont suivi, elle a toujours pris cette qualité, sans que personne l'ait jamais contestée, et que c'est inutilement que M. Bazin veut aujourd'hui lui ôter un titre dont elle est en possession depuis près de frente années.

Si l'on examine la saisie féodale, on trouvera qu'elle n'a pas plus de fondement que la première prétention de l'intimé; il n'a point satisfait aux solennités prescrites par la coutume. Il devoit nonseulement faire signifier à ses vassaux qu'il étoit nouveau seigneur; il falloit encore leur donner copie de son contrat d'acquisition, et justifier sa demande par des titres authentiques : sans cela l'ancien vassal a toujours une juste raison d'ignorer la mutation qui

[ocr errors]

est arrivée dans le fief dominant ; il n'est point encore en demeure, il ne connoît point son seigneur, il n'est coupable d'aucune négligence.

Mais d'ailleurs, c'est au vassal que cette signification doit être faite, et non pas à une personne étrangère, et néanmoins, dans cette espèce, M. Bazın fai donner assignation au mari qui n'étoit ni le propriétaire, ni le possesseur, ni l'administrateur du fief. Il oublie son véritable vassal qui étoit l'appelante, il s'adresse à un étranger qui ne le reconnoît point pour son seigneur.

On prétend que toutes ces formalités sont de rigueur et qu'elles sont prescrites par les coutumes en faveur de l'ancien vassal. Elles n'ont pas voulu qu'il fût obligé de s'instruire par lui-même du changement de seigneur, et leur intention a été d'empêcher les nouveaux seigneurs de saisir facilement les terres des anciens vassaux, en les soumettant à toutes ces formalités.

On soutient que toutes ces raisons sont plus que suffisantes pour faire voir l'injustice et le peu de fondement de la saisie féodale.

A l'égard de la requête qui a été présentée en cause d'appel par M. Bazin, l'appelante lui oppose plusieurs fins de non-recevoir; et dans la forme et dans le fond.

Le droit de rachat, qu'il demande est échu du temps de l'ancien seigneur : c'étoit un droit acquis, droit personnel qui n'a pu être transféré à son successeur, et qui n'est point compris dans l'acquisition de l'intimé.

La dame de Bandeville s'est opposée au décret du fief d'Espainville pour la conservation de ses droits; jamais elle n'a prétendu celui de relief.

Elle a reçu l'appelante en foi et hommage, elle a approuvé son aveu et dénombrement sans aucune exception, sans réserve, sans restriction. M. Bazin, qui la représente, peut-il demander un droit auquel elle a renoncé par tant d'actes différens, ou

« PreviousContinue »