Page images
PDF
EPUB

vie y répandent encore une nouvelle variété. Un mouvement de joie nous dispose à accorder tout, un mouvement de tristesse nous porte à tout refuser. Il est des jours clairs et sereins dont la lumière favorable embellit tous les objets à notre vue. Il en est de sombres et d'orageux où une horreur générale semble succéder à cette douce sérénité. Parlons sans figure: il est, si nous n'y prenons garde, des jours de grâce et de miséricorde, où notre cœur n'aime qu'à pardonner; il est des jours de colère et d'indignation où il semble ne se plaire qu'à punir; et l'inégale révolution des mouvemens de notre humeur, est si impénétrable, que le magistrat étonné de la diversité de ses jugemens, se cherche quelquefois, et ne se trouve pas lui-même.

L'éducation qui devroit effacer les préventions du tempérament, et nous préserver de celles de l'humeur, y en ajoute quelquefois de nouvelles.

Ceux qu'on a laissés croître presque sans culture, à l'ombre de la fortune de leurs pères, sont ordinairement prévenus en faveur des lumières naturelles, et dédaignent le secours des lumières acquises. Ne pouvant s'élever jusqu'au rang des savans, ils veulent les faire descendre jusqu'à leur degré; et pour mettre tous les hommes au niveau de leur ignorance, ils réduisent la justice à ne prononcer que sur des faits, et renvoient toutes les questions de droit à l'oisiveté de l'école.

Des esprits mieux cultivés se flattent d'être plus heureux dans la recherche de la vérité; mais la science a ses préventions, et quelquefois plus que l'ignorance même. Moins occupé de ce qui est que de ce qui a été, le magistrat savant s'accoutume à décider par mémoire plutôt que par jugement, et plus attentif au droit qu'il croit savoir, qu'au fait qu'il devroit, apprendre, il travaille bien moins à trouver la décision naturelle, qu'à justifier une application étrangère.

Nos préventions ne seroient pas néanmoins sans remède, si nous pouvions toujours les apercevoir;

mais leur trahison la plus ordinaire est de se cacher elles-mêmes. Il n'en est presque point qui n'ait au moins une face favorable, et c'est toujours la seule qu'elle nous présente. Notre amour-propre s'applaudit d'avoir entrevu la vérité, et il se contente de l'entrevoir; il sait même nous intéresser au succès de nos préjugés, et pour les rendre sans remède, il les met sous la protection de notre vanité. Ce n'est plus la cause du plaideur, c'est celle de notre esprit qui nous occupe; le magistrat oublie qu'il est juge, il plaide pour lui-même, et il devient le défenseur, et pour ainsi dire, l'avocat de sa prévention.

C'est alors que sa raison n'a point de plus grand ennemi que son esprit. D'antant plus dangereux qu'il y a plus de lumières, il s'éblouit le premier, et bientôt il éblouit aussi les autres. Son mérite, sa réputation, son autorité, ne servent souvent qu'à donner du poids à ses préventions. Elles deviennent, pour ainsi dire, contagieuses; et la justice est réduite à redouter des talens qui auroient dû faire sa force et son appui.

Le dirons-nous enfin ? C'est peu d'abuser de l'esprit du magistrat. Habile à changer toutes nos vertus en défauts, le dernier effort de la prévention est de faire combattre la probité même contre la justice.

Ennemi déclaré du vice, l'homme de bien le cherche quelquefois où il n'est pas. Aveuglé par une prévention vertueuse, il croit que sa conscience est engagée à attaquer tous les sentimens des magistrats dont la probité lui est devenue suspecte; et l'on diroit qu'il se forme entr'eux et lui une espèce de guerre de religion. Il les a surpris quelquefois dans l'injustice, et c'en est assez pour les croire toujours livrés à l'iniquité. Il semble qu'ils portent malheur au bon droit, quand ils le soutiennent, et que la vérité devienne mensonge dans leur bouche, prévention dont les yeux les plus droits ont été souvent éblouis. Aristide même cesse d'être juste, lorsque Thémistocle se déclare pour la justice, et l'ami de la vérité

passe dans le parti de l'erreur; parce que le partisan ordinaire de l'erreur a passé par hasard ou par intérêt, dans celui de la vérité.

Heureux donc le magistrat, qui, sagement effrayé des dangers de la prévention, trouve dans sa frayeur même sa plus grande sûreté, et rend son ennemi moins redoutable, parce qu'il le craint.

Il n'attend pas que l'illusion des objets extérieurs ait pénétré jusque dans la partie la plus intime de son ame; et pour en prévenir la surprise, il les arrête, pour ainsi dire, sur la première surface. C'est là qu'il les dépouille de toutes ces apparences trompeuses, que la fortune, que nos passions, que nos sens y attachent: et que, leur ôtant ce fard ajouté qui les déguise, il les oblige à se montrer à lui dans la première simplicité de la nature.

Plus timide et plus défiant encore à l'égard des ennemis domestiques, il sonde tous les sentimens de son cœur, et il pèse toutes les pensées de son esprit. Dans le calme des passions et dans le silence de l'imagination même, il parvient à cette tranquillité parfaite, où, loin des nuages de la prévention, une raison épurée découvre enfin la pure vérité; il se défie même de cette ardeur impatiente de la connoître, qui devient quelquefois la prévention de ceux qui n'en ont point d'autre. Il sait que le vrai qui se dérobe presque toujours à l'impétuosité de nos jugemens, ne se refuse jamais à l'utile pesanteur d'une raison modeste qui s'avance lentement, et qui passe successivement par tous les degrés de lumière dont le progrès insensible nous conduit enfin jusqu'à l'évidence de la vérité.

Docile à toutes ses impressions, il n'aura pas moins de plaisir à les recevoir qu'à les donner. La main la plus vile lui deviendra précieuse lorsqu'elle lui montrera la vérité; et, content du bonheur de l'avoir connue, il renoncera sans peine à l'honneur de l'avoir connue le premier.

C'est ce goût et cette docilité pour le vrai qui a

fait le caractère de ce vertueux magistrat (1), que sa droiture naturelle, sa candeur, sa noble simplicité dans la seconde place de cette compagnie, feront toujours regretter aux gens de bien. Les souhaits qu'il avoit faits en mourant, et qu'il avoit confiés à des mains aussi généreuses que fidèles, ont été exaucés. L'héritier de son nom est devenu, par la bonté du Roi, le successeur de sa dignité. Heureux, s'il peut y faire revivre un jour les vertus de ses pères, et y mériter, comme eux, la confiance, nous pouvons dire même la tendresse d'une compagnie qui ne que la vertu !

chérit

(1) M. le président de Bailleul.

[ocr errors]

DIX-HUITIÈME MERCURIALE,

PRONONCÉE A PAQUES, 1715:

DE LA DISCIPLINE.

Nous ne craindrons point de faire dégénérer la censure en un éloge trop flatteur, si nous appliquons à ce sénat auguste ce qu'un historien vraiment digne de la majesté romaine, a dit autrefois de sa république (1), qu'il n'y en a jamais eu qui ait conservé plus long-temps sa grandeur et son innocence, où la pudeur, la frugalité, la modestie, compagnes d'une généreuse et respectable pauvreté, aient été plus long-temps en honneur, et où la contagion du luxe, de l'avarice et des autres passions qui accompagnent les richesses ait pénétré plus tard, et se soit répandue plus lentement.

La sévérité de la discipline avoit élevé cette grandeur vertueuse qui s'est soutenue pendant tant de siècles. L'affoiblissement de la discipline a commencé à l'ébranler. Les mœurs se sont relâchées insensiblement; et, par les mêmes degrés la dignité s'est avilie, jusqu'à ce que la décadence entière de la discipline ait fait voir enfin ces temps malheureux où les hommes ne peuvent plus souffrir ni les maux ni les remèdes.

Ainsi parloit des Romains un des plus grands admirateurs de leur république; ainsi osons-nous parler au sénat par le zèle même que nous avons pour sa

(1) Nulla unquam respublica nec major, nec sanctior, nec bonis exemplis ditior fuit, nec in quam làm serò avaritia luxuriaque immigraverint, nec ubi tantus ac tandiù paupertati ac parcimonia honor fuerit. Tit. Liv. Hist. Lib. I.

« PreviousContinue »