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ou nous trahissent; et, soit impression étrangère ou séduction domestique, nous voyons souvent ce qui n'est pas, et nous découvrons rarement ce qui est.'

Si nous regardions sans prévention cette multitude de supplians qui viennent de toutes parts invoquer l'autorité du magistrat, nous n'y verrions que cette égalité parfaite que la nature avoit mise entre eux, et qu'ils ont encore aux yeux de la justice. Mais le premier artifice de la prévention, est de nous les faire envisager sous ce dehors emprunté qu'ils reçoivent des mains de la fortune. Maîtresse pour ainsi dire, de la scène du monde, elle y distribue les personnages; et, telle est souvent la foiblesse des spectateurs, que la figure leur impose, et que le masque fait sur eux plus d'impression que la personne.

Ferons-nous donc l'injure à l'homme de bien, de le confondre dans la foule de ceux qui se laissent entraîner à cette prévention populaire? Croironsnous qu'il puisse se trouver des ames vertueuses, mais foibles, des hommes justes, mais timides et naturellement disposés à la servitude, qui se troublent à la vue du fantôme de la grandeur, et qui plient sans le vouloir, et sans le croire, sous le poids du crédit ?

Ames généreuses qui nous écoutez, ce doute même vous offense, et votre probité irritée le rejette avec indignation. Mais savez-vous vous défier de la noblesse même de vos sentimens, et ne devonsnous point craindre pour vous votre propre magnanimité? N'attache-t-elle jamais une idée de justice à la misère du pauvre, et une idée d'injustice à la fortune du riche; préjugé spécieux, prévention presque générale que la conduite ordinaire des grands semble justifier? La gloire même du juge est intéressée à la suivre. Le public lui décerne le triomphe de la probité, s'il se déclare pour le foible; et celui qui prend le parti du puissant est regardé comme un esclave attaché au char de la fortune. Ainsi les honneurs de la vertu D'Aguesseau. Tome I. 14

l'emportent sur la vertu même, et l'homme de bien cesse d'être juste, parce qu'il veut devenir le héros de la justice.

Avouons-le néanmoins; l'artifice de la prévention seroit trop grossier, si elle ne nous tentoit que par l'illusion de ces qualités extérieures. Elle sait faire agir des ressorts plus intimes, et nous émouvoir par des qualités plus intéressantes. Ce que nous avons de plus cher semble se prêter à ses surprises. Le sang conspire avec elle contre le sang, et l'ami n'est point en sûreté avec son ami. Les liaisons les plus vertueuses forment souvent les plus dangereuses préventions. Séduits par les charmes innocens d'une amitié bien placée, nous nous accoutumons insensiblement à voir par les yeux de nos amis, à penser par leur esprit, et à sentir pour ainsi dire, par leur cœur. Une aversion naturelle ou une haine juste, si la haine peut l'être jamais, nous fait prendre une habitude contraire. Nous décidons par goût et par sentiment, plutôt que par lumière et par conviction. Il nous échappe de ces jugemens que l'on peut appeler les arrêts du cœur, ou si l'esprit y a encore quelque part, c'est parce que notre esprit devient aisément le complice de

notre cœur.

Respecterons-nous davantage cette prévention opposée, qui jette quelquefois le magistrat dans l'injustice, pour éviter l'écueil de la haine ou de l'amitié? Un excès de probité l'a fait naître, mais l'homme juste ignore l'excès jusque dans la vertu même. Ne vous flattez donc point de sa faveur, vous qu'il honore de sa confiance; mais ne craignez pas non plus votre propre félicité. La justice n'acquittera point les dettes de l'amitié; mais aussi la crainte de passer pour bon ami, ne le portera pas à cesser d'être bon juge et vous que sa vertu a peut-être rendus ses ennemis, vous ne serez réduits ni à redouter sa haine, ni à la désirer. Le juge ne vengera point les injures de l'homme; mais le désir de paroître magnanime aux yeux même de ses

ennemis, ne l'empêchera pas d'être juste; et jamais la crainte de passer pour prévenu, ne deviendra pour lui un nouveau genre de prévention.

N'y aura-t-il donc point de qualités personnelles pour qui la justice même puisse avoir des yeux? La vertu reconnue du plaideur sera-t-elle pour lui un préjugé inutile, et l'injustice de la personne ne sera-t-elle pas au contraire une espèce de présage de celle de la cause? Mais ce présage n'est pas infaillible, et notre prévention veut presque toujours en tirer un augure certain. C'est une voie abrégée de résoudre les doutes les plus difficiles. Il en coûteroit trop pour approfondir la cause; il est plus court de s'arrêter à la personne; et c'est ainsi qu'à la décharge de l'application du juge, la réputation des parties tranche le noeud que la justice de leur cause devoit délier.

Être exempt de toute acception de personnes, c'est une vertu plus rare qu'on ne pense; mais ce n'est pas encore assez pour le magistrat. Les causes mêmes portent avec elles leur prévention. Nous en sommes frappés selon que le premier coup d'œil leur est contraire ou favorable, et souvent nous en jugeons, comme des personnes, par la seule physionomie.

Qui croiroit que cette première impression pût décider quelquefois de la vie et de la mort; et pouvons-nous assez déplorer ici les tristes et funestes effets de la prévention? Un amas fatal de circonstances qu'on diroit que la fortune a rassemblées pour faire périr un malheureux; une foule de téinoins muets, et par là plus redoutables, semblent déposer contre l'innocence. Le juge se prévient, son indignation s'allume, et son zèle même le séduit, Moins juge qu'accusateur, il ne voit plus que ce qui sert à condamner, et il sacrifie aux raisonnemens 'de l'homme celui qu'il auroit sauvé, s'il n'avoit admis que les preuves de la loi. Un événement imprévu fait quelquefois éclater dans la suite l'innocence accablée sous le poids des conjectures, et dément ces indices trompeurs dont la fausse lumière avoit ébloui

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l'esprit du magistrat. La vérité sort du nuage de la vraisemblance; mais elle en sort trop tard le sang de l'innocent demande vengeance contre la prévention de son juge; et le magistrat est réduit à pleurer toute sa vie un malheur que son repentir ne peut plus réparer.

Etrange condition de la vérité parmi les hommes! Condamnée à combattre toujours contre l'apparence, il est rare qu'elle soit pleinement victorieuse; et, quand elle à effacé les premières impressions des personnes et des causes, elle dépend encore de la manière dont elle est présentée à notre esprit. Ce n'est plus cette vérité invisible, spirituelle qui, dans le premier ordre de la nature, devoit faire les délices. de notre raison. Il faut que pour se proportionner à notre foiblesse, elle devienne une vérité sensible et presque corporelle, qui parle à nos yeux, qui intéresse nos sens, et qui, pour nous persuader, apprenne, si on l'ose dire, la langue de notre imagi

nation.

De là cette prévention favorable pour ceux dont les talens extérieurs semblent porter avec eux un caractère de vérité. L'expression nous trompe, le tout nous surprend, le ton même nous impose. Il est des sons séducteurs et une voix enchanteresse; il est des hommes si favorisés des grâces de la nature, que, comme on l'a dit d'un ancien orateur, ils semblent avoir la déesse de la persuasion sur leurs lèvres. Daigne le ciel inspirer ceux qui sont nés avec ces talens! Ils sont presque sûrs de nous persuader tout ce qu'ils pensent.

Mais la vérité même semble partager les disgrâces de l'extérieur du magistrat; son mérite obscurci et comme éclipsé ne se fait jour qu'avec peine, au travers du nuage qui le couvre. Peu d'esprits ont assez de patience pour attendre une lumière qui se manifeste si lentement. La prévention le condamne avant que de l'avoir entendu, et préfère le magistrat qui parle mieux qu'il ne pense, à celui qui pense mieux qu'il ne parle.

Ainsi la vérité s'altère presque toujours dans les canaux qui la font passer jusqu'à nous; elle en prend, pour ainsi dire, la teinture, et elle se charge de toutes leurs couleurs.

Est-elle plus heureuse, quand nous nous la découvrons à nous-mêmes; et les préventions qui naissent dans notre ame, lui sont-elles moins fatales que les impressions qui viennent du dehors?

Sommes-nous toujours en garde contre celles que la nature a comme, cachées dans le fond de notre tempérament, qui sont nées, pour ainsi dire, avec nous, et qui ont coulé dans nos veines avec notre sang? Faut-il que le plaideur attentif à étudier le caractère de ses juges, puisse quelquefois y lire par avance la destinée des jugemens; et qu'il y lise au moins avec vraisemblance, si ce n'est pas toujours avec vérité? Une dureté naturelle arme le cœur de ce magistrat; il se déclarera sans effort, et peut-être sans mérite pour la rigueur de la loi. Un esprit plus humain et plus facile se retracera lui-même dans ses avis, et il fera céder sans peine la justice à l'équité. Celui qui est sévère dans ses mœurs, sera sans miséricorde pour des foiblesses qu'il n'a jamais éprouvées; mais le magistrat qui les a senties plus d'une fois, aura aussi plus d'indulgence pour les foibles. Il excusera et peut-être il aimera en eux ses propres défauts; et pourroit-il se résoudre à punir dans les autres , ce qu'il se pardonne tous les jours à luimême ?

A la vue de ces différens caractères de ceux qui tiennent son sort entre leurs mains, le plaideur inquiet conçoit des craintes et des espérances; mais comment pourroit-il observer le cours irrégulier de ces préventions soudaines qui naissent en nous de la situation même où chaque moment nous trouve?

Du fond de notre tempérament il s'élève quelquefois, dirons-nous, un nuage, ou pour parler plus clairement, une humeur tantôt douce et légère, tantôt farouche et pesante, qui change en un moment toute la face de notre ame. Les divers événemens de la

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