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SEIZIÈME MERCURIALE,

PRONONCÉE A PAQUES, 1714 :

L'EMPLOI DU TEMPS.

La nature n'a rien donné à l'homme de plus précieux que le temps; mais ce bien, si précieux, et le seul qui soit véritablement à nous, est aussi celui qui nous échappe le plus promptement. La main qui nous le donne nous le ravit au même instant comme si elle vouloit nous avertir par cette rapidité même, de nous presser d'en jouir.

Qui ne croiroit, en effet, que, docile à cette voix de la nature, l'homme se hâteroit de saisir des heures qui volent, et de s'approprier des momens qui passent sans retour? Mais, telle est au contraire l'erreur de l'esprit humain ; c'est parce que le temps se succède si rapidement, que l'homme se flatte de n'en manquer jamais. Dissipateur du présent, sur la foi de l'avenir, il s'afflige même quelquefois de ne pas le perdre assez promptement; et, pendant qu'il punit ceux qui lui ravissent son bien, il récompense les coupables plus heureux, qui lui dérobent son temps.

Que ceux qui passent leurs jours dans l'obscurité d'une condition privée, se consolent ou se félicitent même de cette perte, nous en sommes moins surpris: ils ne vivent que pour eux, et ils ne perdent que leur bien. Mais l'homme public, dont la société réclame tous les momens, lui dérobera-t-il un bien dont il n'est que le dispensateur; et, si elle lui demande par notre bouche le compte qu'il lui doit de l'usage de son temps, ne pourra-t-il lui offrir que

des jours vides ou mal remplis, qui, presque également perdus, semblent ne différer entre eux que dans la manière de les perdre?

Une longue carrière s'ouvre d'abord aux yeux de la jeunesse. Le terme en est si éloigné, qu'il disparoît presque à sa vue. Peu d'occupations nécessaires, un excès de loisir cache, aux magistrats de cet âge, la valeur et le prix du temps. Semblables à ceux qui se trouvent d'abord dans une trop grande fortune, l'abondance les rend prodigues, et l'opinion qu'ils ont de leurs richesses, est la première cause de leur ruine. En vain l'ambitieuse et souvent aveugle impatience d'un père les a mis de bonne heure en possession d'une dignité qui prévient en eux le mérite encore plus que les années. La rigueur de la loi s'est laissée fléchir en leur faveur par le prétexte spécieux de les obliger à employer un temps que leur oisiveté alloit dissiper. Mais son indulgence n'aura servi qu'à les mettre en état de le perdre avec plus de liberté. Assis dès leur première jeunesse au rang des anciens sénateurs, ils semblent reprocher à la justice tous les momens qu'elle ravit à leurs plaisirs. Ils ignorent la science d'employer leur temps; ils ne savent pas même le donner avec choix; ils ne savent que le perdre. Le jour ne suffit pas au cercle de leurs passions; c'est par là seulement qu'ils sentent la rapidité du temps et la courte mesure de notre vie. La nuit prend la place du jour, et ces heures, autrefois consacrées aux veilles savantes du magistrat, sont souvent prodiguées à l'excès d'un jeu insensé, où il croit n'avoir rien perdu quand il n'a fait que la perte irréparable de son temps.

Il est, à la vérité, des magistrats plus ingénieux à se tromper sur l'usage qu'ils en font. Loin du tourbillon des passions violentes et des plaisirs tumultueux, leurs jours coulent sans remords, dans une vie douce et tranquille. Le goût plutôt que le devoir préside au choix de leurs occupations, et préfère toujours celles qui peuvent amuser leur vivacité sans effrayer leur mollesse. Si on entre dans un plus

grand détail, que découvrira-t-on ? Des lectures plus agréables qu'utiles; une curiosité louable en elle-même, si elle avoit un objet plus digne de leur état; une recherche du superflu qui leur inspire le dégoût du nécessaire; une vie qui paroît remplie, et qui n'est en effet qu'un loisir délicieux et une élégante oisiveté où le magistrat croit être ménager de son temps, parce qu'il sait le dépenser avec art et le perdre avec esprit.

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De là cette inclination que la mollesse de nos mœurs a rendue si commune; cette passion qui pour être plus douce, n'en est que plus durable; cette délicatesse de goût pour la beauté d'un art, qui ne mesure le temps que par la durée des sons et par la justesse de l'harmonie,

Il est des talens équivoques, plus à craindre qu'à désirer pour le magistrat; et ce qui peut faire la gloire de l'homme privé, fait souvent le déshonneur de l'homme public. Dieu vous préserve, seign ur, disoit un célèbre musicien au roi de Macédoine, Dieu vous préserve de savoir mieux mon art que moi-même, Mais, seroit-il écouté, s'il vouloit aujourd'hui donner la même leçon à ces magistrats, qui, trop occupés de cet art séducteur, et comme liés par une espèce d'enchantement, semblent n'avoir des yeux que pour un vain spectacle, et des oreilles que pour une dangereuse harmonie.

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Ainsi périssent cependant les plus beaux jours de la jeunesse, ces jours critiques du mérite et de la vertu, que la nature même semble avoir destinés à l'étude et à l'instruction. En vain le magistrat voudra peut-être rappeler dans la suite ces momens perdus et réparer l'erreur de ses premières années il faudroit être instruit; il est trop tard de commencer à s'instruire; le temps manque justement à celui qui n'a pas su d'abord en faire un bon usage; et, par un enchaînement fatal, la perte du premier âge est presque toujours suivie, pour le magistrat, de celle du reste de sa vie.

Bientôt un âge plus mûr sera pour lui une nou-;

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velle source de distractions peut-être encore plus dangereuses. L'ambition, succédant aux passions de la jeunesse, usurpera au moins le temps du magistrat, si elle ne peut lui ravir encore la possession de son cœur. Que de jours, que d'années perdues dans l'attente d'un moment trompeur qui le fuit à mesure qu'il croit s'en approcher! Transporté loin de lui par des désirs qui empoisonnent toute la douceur du présent, il ne vivra que dans l'avenir, ou plutôt il voudra toujours vivre et il ne vivra jamais, trouvant des heures pour cultiver des amis puissans, et n'en trouvant point pour cultiver son ame, souvent avec la fortune, et presque jamais avec lui

même.

Mais, pourquoi ferions-nous ici le triste dénombrement des foiblesses humaines, pour y trouver toutes les causes des distractions du magistrat ?

Il est jusqu'à des vertus qui semblent se réunir avec ses passions pour conspirer contre son temps. La tendresse du sang, la douceur de l'amitié; une facilité de mœurs qui le rend toujours accessible, une fidélité à des engagemens que la société produit, que l'âge multiplie et dont la bienséance fait une espèce de nécessité, lui déroberont, s'il n'y prend garde, une grande portion de sa vie; et, s'il n'est pas du caractère de ceux qui passent une partie de feurs jours à mal faire, ou qui en perdent encore plus à ne rien faire, il aura peut-être le malheur d'augmenter le grand nombre de ceux dont la vie se Donsume vainement à faire toute autre chose leur devoir.

que

Les distractions, il est vrai, diminuent à un certain âge; les plaisirs se retirent, les passions se taisent et semblent respecter la vieillesse. Un calme profond succède à l'agitation des premières années, et la tempête nous jette enfin dans le port. L'homme commence alors à connoître le prix d'un temps qui n'est plus, et d'une vie toute prête à lui échapper. Mais à la vue d'une fin qui s'avance à grands pas, on diroit souvent qu'il pense plus à durer qu'à vivre,

à compter ses momens qu'à les peser ; ou si le magistrat les pèse encore à cet âge, sera-ce toujours dans la balance de la justice? Ces heures stériles qu'il a la gloire de donner gratuitement à la république, ne lui paroîtront-elles point perdues? et une passion plus vive que les autres, qui croît avec les années, qui survit à tous les désirs du cœur humain, et qui prend de nouvelles forces dans la vieillesse, ne lui fera-t-elle pas regarder comme le seul temps bien employé, celui qu'une coutume plus ancienne qu'honorable fait acheter si chèrement au plaideur ? N'abandonnera-t-il pas les prémices de ce temps doublement précieux, ou à une vaine curiosité de nouvelles inutiles, ou à l'indolence du sommeil, et ne regardera-t-il pas avec indifférence tant de momens perdus, et cependant comptés au plaideur? C'est alors que patient sans nécessité, et indulgent sans mérite, il applaudira peut-être en secret à l'utile longueur de ceux qui abuseront de son temps, et qui exciteroient son impatience dans les heures dont le devoir seul pèse la valeur au poids du sanctuaire. Est-il donc un autre poids pour apprécier les heures de la justice; et par quel charme secret changent-elles de nature selon que le magistrat en est le débiteur, ou qu'il croit en devenir le créancier ?

Ce n'est pas ainsi que le juste estimateur du temps. de la justice sait en mesurer la durée. Redevable au public de toutes les heures de sa vie, il n'en est aucune où il ne s'acquitte d'une dette si honorable à celui qui la paye, et si utile à celui qui l'exige. Ce temps que nous laissons si souvent dérober par surprise, arracher par importunité, échapper par négligence; il a su de bonne heure le recueillir, le ménager, l'amasser; et mettant, pour ainsi dire, toute sa vie en valeur, ses jours croissent à mesure qu'il les remplit, il augmente en quelque manière le temps de sa durée, et faisant une fraude innocente à la nature, il trouve l'unique moyen de vivre beaucoup plus que le reste des hommes.

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