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Que le désir d'un faux honneur ou la crainte d'une fausse infamie font quelquefois de héros imaginaires qui s'applaudissent de leur fermeté, pendant que la justice gémit de leur foiblesse !

La fierté naturelle de leur esprit se joint souvent en eux à ce désir immense de la gloire. Libres et indépendans par goût plutôt que par vertu, ils se révoltent généralement contre tout ce qui porte une apparence d'autorité. La dureté de leur tempérament, qui leur en impose sous le nom de fermeté, se fait un plaisir secret d'humilier tout ce qui s'élève, et de faire sentir aux grands que celui qui les juge est encore plus grand qu'eux.

La vertu même, quite croiroit, ne sert souvent qu'à les endurcir dans une fausse et aveugle fermeté.

Parce que la fortune et la justice se trouvent rarement unies, leur esprit prévenu, croit qu'elles ne le sont jamais. La faveur, l'amitié, la tendresse du sang sont autant de couleurs odieuses, sous lesquelles ils méconnoissent la justice. Qu'on ne craigne point auprès d'eux l'effet des sollicitations les plus intéressantes, ou plutôt qu'on en craigne le contrecoup souvent inévitable. Le plaideur le plus habile est celui qui sait le mieux se ménager l'inestimable avantage de leur inimitié. La crainte d'un défaut les précipite dans un autre, et ils deviennent injustes par l'horreur même de l'iniquité.

Loin du sage magistrat ces vaines apparences de fermeté qui n'ont pour principe que l'amour de la gloire, la singularité du tempérament ou l'erreur de la prévention. La véritable valeur, sûre d'ellemême, et contente de son seul témoignage, s'expose sans émotion au péril de passer pour timide et d'être confondue avec la lâcheté. Humain et sensible par inclination, l'homme de bien n'est rigide et inflexible que par devoir. A ses yeux s'effacent et disparoissent les qualités extérieures de puissant et de foible, de riche et de pauvre, d'heureux et de malheureux, qui déguisent les hommes beaucoup plus qu'elles ne

nous les font connoître. Il ne voit en eux que ce que la justice et la vérité lui montrent, et surtout il ne s'y voit jamais lui-même. La simplicité de son cœur triomphe presque sans combat; et, loin d'être obligé de faire un effort pour se défendre de l'injustice, il n'a jamais conçu qu'il fût possible à un magistrat de cesser d'être juste. Faire son devoir et abandonner à la Providence le soin de ses intérêts et celui de sa gloire même, c'est le véritable caractère de sa grandeur, et l'immuable appui de sa fermeté.

S'il ne reçoit pas des hommes la justice qu'il leur rend, si la patrie ne paye ses services que d'ingratitude, il saura jouir en paix de la fortune irritée. Content de se voir dans un état où, n'ayant plus d'espérance, il n'aura plus de désirs, il fera envier son bonheur aux auteurs même de sa disgrâce, et il les forcera d'avouer qu'il n'est point d'autorité sur la terre qui ait le pouvoir de rendre un homme de bien malheureux.

Ou, si la fortune peut se lasser d'être ennemie du mérite, disons mieux, si le prince, ami de la vertu, veut l'élever par degrés jusqu'au comble de la faveur, sa fermeté, long-temps exercée dans les voies laborieuses de la justice, soutiendra alors la modération naturelle de son ame. Il changera d'état. sans changer de moeurs. Loin de se laisser éblouir par l'éclat d'un pouvoir qui remet entre ses mains les clefs de la fortune publique et particulière, il n'en connoîtra que le danger; il n'en sentira que le poids; il n'en souhaitera que la fin; et, grand par l'élévation de son ministère, il sera encore plus grand par la fermeté avec laquelle il saura en descendre.

Notre cœur trahit ici notre esprit, et en traçant l'image de la fermeté du magistrat au milieu des plus grandes prospérités, nous faisons presque le portrait de cet homme vénérable dont nous avons respecté l'élévation, admiré la retraite et pleuré la mort (1).

(1) M. le Pelletier, ministre d'état, qui avoit été contrôleur général et président à mortier, mort le 10 août 1711.

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Nous l'avons vu rompre avec une sainte rigueur le reste des liens qui l'attachoient encore à la fortune, et sacrifier dans la solitude, non pas une ambition usée par le dégoût, et presque guérie par la disgrâce, mais une prospérité toujours égale, un état où le présent n'avoit rien que d'honorable pour lui, et où l'avenir lui offroit encore de plus hautes espérances. Nous l'avons vu commencer généreusement ce sacrifice, le soutenir, le consommer encore plus glorieusement. Il ne sentit point ce vide que ceux dont tous les jours ont été des jours pleins par la grandeur de ses occupations, éprouvent souvent malgré eux dans la solitude. Il sut se trouver seul avec lui-même, et n'en être point étonné. Ennemi de l'oisiveté au milieu de son loisir, sévère exacteur d'un travail volontaire qu'il regardoit comme le sel de sa solitude, il a donné à l'homme public le modèle parfait d'une retraite vertueuse, honorable précieuse aux gens de bien, et plus digne de leur envie que l'exemple de sa fortune. Heureux en survivant, pour ainsi dire, à lui-même, d'avoir joui pendant sa vie de cette espèce de vénération que la vertu des autres hommes ne reçoit ordinairement qu'après leur mort! Plus heureux encore de laisser après lui sa justice, sa modération, sa sagesse, sa religion, dans cette place éminente où peut-être avant lui aucun père n'avoit eu la joie de voir luimême élever son fils (1). Puisse-t-il lui laisser aussi cette plénitude de force qu'il a conservée jusqu'au dernier terme d'une longue vieillesse ! C'est le seul souhait que cet heureux père ait pu faire en mourant, pour la prospérité de sa famille, le seul que nous ayons à faire après lui pour le bien de la justice; et nous espérons que le Ciel, comblant ses désirs et les nôtres, nous donnera la satisfaction de voir un fils si digne de lui, égaler le nombre de ses années, et surpasser, s'il est possible, celui de ses

vertus.

(1) M. le Pelletier, alors premier président.

Faut-il que le malheur de la France nous oblige de proposer au magistrat des exemples moins proportionnés à son état? Mais, où pouvons-nous mieux prendre que sur l'autel de la justice, l'encens que nous devons brûler sur le tombeau d'un prince (1) qui, réunissant en lui deux qualités souvent incompatibles, a su se faire toujours admirer par sa fermeté et aimer par sa bonté.

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Ferme dans les hasards de la guerre, oubliant seul le péril de sa tête sacrée, au-dessus des foiblesses de l'humanité pour lui-même, et ne les ressentant que pour ceux qu'il commandoit aussi respectable et plus aimable encore par ses vertus privées que par ses vertus publiques, la bonté prenoit en lui tous les caractères du devoir, et répandoit tous les charmes de la société. Fils respectueux et fidèle, père tendre et généreux, maître indulgent et facile, ami sensible et solide, nom rare, nom précieux dans un prince, on eût dit qu'il déposoit tous les rayons de sa gloire pour se laisser voir de plus près à ceux qu'il honoroit de la qualité de ses amis. Mais, plus il accordoit de familiarité, plus il acquéroit de respect. Délices des grands, objet de la tendresse du peuple, les étrangers ont partagé avec nous la douleur de sa perte; et, regretté de nos ennemis mêmes, il a montré aux hommes que rien n'est plus auguste, et en même temps plus aimable sur la terre, que la suprême grandeur jointe à la suprême bonté.

Heureux néanmoins dans notre malheur, nous retrouvons encore cette union si précieuse dans la personne d'un prince (2) qui est à présent la première espérance de ce grand royaume! Dieu, qui lui destine la couronne de saint Louis, lui en a déjà donné la piété. De là ce mépris des plaisirs, si inoui dans un prince de son âge; cette modération si rare même dans les fortunes particulières; cet oubli si

(1) Monseigneur le Dauphin, mort le....... 1711. (2) M. le duc de Bourgogne.

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généreux de lui-même, qui ne le rend sensible qu'aux biens et aux maux publics; cette libéralité si digne d'un héros chrétien, qui, au milieu de l'abondance, lui fait éprouver une espèce de nécessité, pour soulager celle de tant de malheureux. Ainsi le Ciel accorde à la religion du Roi la consolation de voir croître à l'ombre du trône un prince qui doit un jour y faire revivre ses vertus. Puisse ce jour être reculé au-delà des bornes ordinaires de la nature ! Telle est la destinée de ce prince, qu'il ne sauroit ni régner trop tard, ni régner trop long-temps. Puisse-t-il cependant goûter le plaisir de voir le Roi son aïeul fermer les portes de la guerre, ouvertes depuis tant d'années, rappeler la paix du Ciel sur la terre, et y faire régner en même temps la justice, jusqu'à ce que, rassasié de gloire autant que d'années, il laisse son royaume encore plus heureux que puissant, entre les mains d'un digne successeur qui aura le bonheur d'assurer à nos neveux la durée de ces biens, et de perpétuer à jamais la félicité publique !

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