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et qui rougissent peut-être pour lui de sa négligence, ne mettoient la main à son ouvrage, pour donner à cette masse indigeste une forme plus régulière; et si, pour sauver l'honneur de la justice, ceux qu'il devoit éclairer, ne l'éclairoient lui-même, et ne devenoient les conducteurs de leur propre guide?

Celui qui aura su prévoir de loin le temps de la décision, et le prévenir par une préparation religieuse, n'éprouvera jamais une disgrâce si humiliante.

Prodigue de son application, il saura ménager celle des autres juges; prendre tout le travail sur lui, et ne leur laisser presque que le plaisir de suivre sans effort la pure lumière de la vérité; connoître la différente mesure des esprits, et par un juste discernement, se mettre également à la portée de tous ceux qui l'écoutent; ne rien dire d'obscur pour les foibles, ni d'inutile pour les plus forts; se faire suivre par les uns, sans peine, et se faire écouter par les autres,

sans ennui.

Plus sa préparation aura été longue, plus le compte qu'il en rendra sera court. Avare surtout de ce temps dont toutes les heures sont si précieuses, parlons plus grossièrement, si chères aux parties, il gémira en secret sur la conduite de ces magistrats qui prodiguent sans pudeur le temps qu'ils devroient le plus ménager, et qui dissipent sans scrupule, ou dans l'indolence du sommeil, ou dans Ï'amusement d'une conversation inutile, des momens doublement perdus pour ceux qui ont le malheur de plaider. Comme si la différence des heures avoit la force de changer le tempérament de ces magistrats, et d'en faire d'autres hommes, ceux qui peuvent à peine supporter le nécessaire dans un temps, ne trouvent presque jamais de superflu dans l'autre. La justice est souvent troublée par leur impatience du matin, mais sera-t-elle plus édifiée de leur patience du soir, et faudra-t-il qu'ils aient la confusion de la scandaliser par leur exactitude même ?

Loin du magistrat attentif cette véritable impa

tience, et cette fausse exactitude. S'il manque quelquefois d'attention, ce ne sera jamais que sur ses propres intérêts, ou plutôt il n'en connoîtra point d'autres que les intérêts publics.

Peu content de cette attention particulière qui se renferme dans le cercle étroit de la cause des plaideurs, la supériorité de son génie lui inspirera cette attention générale qui embrasse l'ordre entier de la société civile, et qui est presque aussi étendue que les besoins de l'humanité.

Être encore plus occupé du droit public, que du droit privé; avoir toujours les yeux ouverts sur la conduite des ministres inférieurs de la justice; venger le client trompé, de l'abus qu'on a fait de sa confiance, et punir l'avidité du défenseur infidèle, dans le temps que l'équité du magistrat fait éclater le bon droit de la partie; répandre un esprit de regle et de discipline dans tous les membres du vaste corps de la magistrature; arrêter l'injustice dans sa source; et par quelques lignes d'un réglement salutaire, prévenir les procès avec plus d'avantage pour le public, et plus de véritable gloire pour le magistrat, que s'il les jugeoit, voilà le digne objet de la suprême magistrature: c'est là ce qui couronne le mérite de son application dans le temps qu'elle exerce ses jugemens. Mais que le magistrat ne se repose pas encore à l'ombre d'une justice consommée, et qu'il sache qu'après le jugement même, il reste encore une dernière épreuve à sa vigilance.

La chicane vaincue a encore ses ressources. A peine se voit-elle accablée sous le poids de l'équité, qu'elle pense déjà à réparer ses pertes, et à relever les débris de son injustice. Il n'est rien que sa subtilité ne tente pour dérober au vainqueur tout le fruit de sa victoire; et qui sait si elle n'osera pas porter ses vues sacrileges jusque sur l'oracle même, pour y glisser, s'il étoit possible, des termes obscurs, des expressions équivoques dont elle puisse se servir un jour, pour en combattre la foi, ou pour l'éluder.

Efforts impuissans, artifices inutiles contre un

magistrat attentif ! Il pèse toutes les paroles de son jugement avec autant de religion qu'il a pesé son jugement même ; et par cette dernière attention il imprime, pour ainsi dire, le sceau de l'éternité sur tous les ouvrages de sa justice.

Que lui restera-t-il à souhaiter en cet état, si ce n'est d'y persévérer, et pour ne rien perdre de sa gloire, d'être toujours semblable à lui-même? Si son ardeur n'est fondée que sur l'activité naturelle de son esprit, ou sur les désirs ambitieux de son cœur, elle ne sera pas durable. Il pourra précéder les autres au commencement de la carrière, mais il restera après eux, parce qu'il rallentira sa course. Les objets qui avoient d'abord excité toute son attention, changeront de nature à ses yeux, et lui paraîtront peu dignes de l'occuper. Fatigué d'autant plus, qu'il deviendra moins laborieux; et d'autant plus dégoûté de ses fonctions, qu'il sera moins attentif à les bien remplir, il se persuadera peut-être que l'expérience peut lui tenir lieu de la réflexion; et se flattera d'avoir acquis par les services qu'il a déjà rendus à la justice, le droit de la servir à l'avenir avec négligence. Semblable à une lumière qui décline et s'abaisse après avoir brillé dans son élévation, il aura le malheur de voir sa réputation décroître, s'éteindre, et finir avant lui, et de se survivre à lui-même. Mais le magistrat vertueux, animé par un amour constant de ses devoirs, qui pénètre son ame toute entière, qui soutient ses efforts et renouvelle sans cesse son application, marche d'un pas égal dans les voies de la justice. Il acquiert des forces en avancant continuellement par un mouvement toujours réglé ; il les réunit toutes par une attention qui n'est point partagée; il les conserve par une vie frugale et uniforme. Une heureuse habitude lui rend le travail moins pénible, sans le rendre moins exact. Il fait toujours des progrès, sans se lasser , parce qu'il ne s'arrête point dans sa route, et qu'il suit toujours la même ligne. Tous ses pas tendent au même but; il n'en connoît point d'autre que le ser

vice du public; et il en reçoit sans l'exiger le juste tribut de son amour et de sa confiance. Exempt d'agitation au dedans, révéré au dehors, honoré dans le sénat, son exemple sera à jamais pour tous les magistrats, ou une censure, ou un modèle. Il instruira même toutes les professions, et leur apprendra qu'une attention fidèle et persévérante dans les fonctions de son état, est la source pure et le fondement solide de la véritable grandeur.

I

QUINZIÈME MERCURIALE,

PRONONCÉE A LA SAINT-MARTIN, 1711:

LA FERMETÉ.

C'EST en vain que

le magistrat se flatte de connoître la vérité et d'aimer la justice, s'il n'a la fermeté de défendre la vérité qu'il connoît, et de combattre pour la justice qu'il aime.

Sans la fermeté, il n'est point de vertu solide; sans elle, nous ne savons pas même si nous avons de la vertu; l'homme de bien ne sauroit se fier à son propre cœur, si la fermeté éprouvée ne lui fait connoître la mesure de ses forces. Jusque-là le public, plus défiant encore, suspend son admiration, et il ne la laisse éclater que lorsqu'une vertu supérieure à tous les événemens, lui fait voir dans l'homme quelque chose de plus qu'humain.

Ce n'est donc pas seulement dans la guerre que la fermeté fait les héros; elle ne les fait pas moins dans l'ordre de la justice. Et qu'on ne croye pas que nous voulions en réduire l'usage à ces tenips de trouble et de division, où la fermeté du fidèle magistrat est comme un rocher immobile au milieu d'une mer irritée. Nous savons quel est alors l'éclat de cette vertu. Nous admirons les magistrats qui en ont donné des exemples mémorables; et nous portons une sainte envie à la gloire de cet homme magnanime que nos pères ont vu conjurer les tempêtes des discordes civiles par la seule majesté de sa présence vénérable. En vain un coup fatal vient d'enlever avant le temps le principal appui de sa postérité (1); la mémoire de son nom qui semble

(1) Jean-Baptiste-Mathieu Molé, président à mortier, mort le 5 juin 1711, âgé de 36 ans.

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