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de l'homme de bien, n'est encore qu'une partie de ce droit public dont la connoissance distingue les premiers magistrats, et les élève dignement audessus des ordres inférieurs de la magistrature. L'étude du droit privé peut former le juge, mais la science du droit public est le véritable caractère du sénateur. Heureux celui qui pour l'acquérir, a le courage de sortir des bornes de son siècle, de vivre avec les morts, de percer les ténèbres de l'antiquité, de puiser dans les sources de l'histoire; de pénétrer dans le mystère sacré des archives du sénat, et de se rassasier pleinement de la lecture de ces anciens monumens que l'on peut appeler véritablement les annales de la justice, et les fastes de la vertu.

Etude aussi utile qu'honorable, elle éclaire notre esprit, et elle forme notre cœur. Elle nous donne en même temps des maîtres et des modèles. A la vue des actions magnanimes de ces lumières de la justice, dont nous y admirons les grands exemples, l'amour que nous apportons en naissant, pour la vertu, se rallume et s'enflamme au dedans de nous. Nous voulons les suivre, les atteindre, les surpasser; et si nous ne pouvons nous élever au-dessus d'eux, ils nous apprennent à nous élever au-dessus de nous-mêmes.

Cette année fatale au mérite, et qui n'a pas même épargné les héros, nous a fait perdre deux grands magistrats qui tous deux animés de cette noble émulation, ont mérité de la faire naître à leur tour dans les siècles à venir.

L'un déjà célébré plus d'une fois par de justes louanges dans ce jour solennel, et pour ainsi dire, consacré avant sa mort à l'immortalité (1); mais toujours digne de recevoir de nous le tribut d'un nouvel éloge, mérita par de longs et honorables travaux, cette pourpre éminente qu'il pouvoit re

(1) M. de Lamoignon, avocat général, et ensuite président du parlement, fils du P. P. de Lamoignon.

garder comme le bien de ses pères, et le patrimoine éclatant de sa famille. Régner par la parole dans le barreau, et par la raison dans le sénat ç'a été le partage glorieux de sa vie. Heureux fils heureux père ! Après avoir fait revivre en lui l'illustre chef de cette compagnie, dont il renouveloit tous les jours la mémoire par ses paroles, et encore plus par son exemple, il a eu la consolation de se voir aussi renaître dans deux enfans (1), successeurs de ses vertus autant que de ses dignités, mais dont la modestie semble avoir partagé entre eux le noble emploi d'exprimer le mérite d'un père que chacun d'eux auroit pu nous représenter tout entier.

Qui l'auroit cru, que sa perte dût être suivie si promptement de celle du magistrat (2), aussi aimable que respectable, qu'une mort prématurée vient d'enlever à la justice, au public, et (puisqu'il faut que nous prononcions cette triste parole) à nous-mêmes?

Comme si le ciel eût voulu proportionner la rapide perfection de son mérite à la trop courte durée de ses jours, il lui donna dès sa jeunesse, cette maturité de jugement qui dans les autres hommes est l'ouvrage des années, et souvent le dernier fruit d'une lente vieillesse.

Peu s'en faut que nous n'oubliions ici nos propres principes, et que nous ne disions que la force de sa raison auroit pu nous faire douter de la nécessité de la science, s'il ne l'avoit prouvé par son exemple. Il joignit au mérite de l'esprit, le don encore plus précieux de savoir s'en défier, et, ce qui est beaucoup plus rare, il sut s'en défier seul, chercher dans les autres les lumières qu'ils trouvoient en lui, consulter ceux dont il auroit pu

(1) M. Lamoignon, président du parlement, et M. de Lamoignon de Blancmenil, à présent chancelier.

(2) M. le Nain, avocat général.

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être le conseil, et les instruire, malgré lui, en les consultant.

Que manquoit-il à un mérite si pur, que d'être parfaitement connu, et de se montrer dans une place (1) qui pût forcer le secret de sa sagesse, et lever le voile de sa modestie. Il est enfin appelé à cette place éclatante; et après avoir contribué long-temps de ses lumières, à former les oracles du sénat, il est jugé digne de les prévenir.

par

Que ne pouvons-nous employer les traits nobles et expressifs dont vous venez de nous le peindre à nous-mêmes, pour le représenter ici avec cette gravité naturelle et ce caractère de magistrat qu'il sembloit porter écrit sur son front; faisant tomber le nuage de l'erreur aux pieds du trône de la justice, et lui présentant toujours la pure lumière de la vérité? Au-dessus des plus grandes affaires l'étendue de son génie, et se croyant presque au-dessous des plus petites, par l'exactitude de sa religion; esprit aussi lumineux que solide, les principes y naissoient comme dans leur source; et la même justesse qui les produisoit, les plaçoit sans effort dans leur ordre naturel. Ses paroles remplies et comme pénétrées de la substance des choses mêmes, sortoient moins de sa bouche, que de la profondeur de son jugement; et l'on eût dit en l'écoutant, que c'étoit la raison même qui parloit à la justice.

Avec quelle délicatesse savoit-il remuer les ressorts les plus secrets de l'esprit et du cœur, soit qu'il entreprît de former l'orateur dans le barreau, soit qu'au milieu du sénat assemblé, il voulût tracer l'image du parfait magistrat! Il devoit encore aujourd'hui faire entendre cette voix dont la douce insinuation sembloit donner du poids à la justice et du crédit à la vertu. Que ne nous est-il permis

(1) C'étoit M. d'Aguesseau lui-même qui l'avoit engagé à prendre sa place d'avocat général, lorsqu'il passa à celle de procureur général.

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de le faire parler au lieu de nous ! Mais puisque nous sommes privés de cette satisfaction, que pouvons-nous faire de mieux que de vous parler de lui? Son éloquence même ne lui étoit pas nécessaire pour inspirer l'amour de la vertu. Il n'avoit, pour la rendre aimable, qu'à se peindre dans ses discours, et à parler d'après lui-même. Né dans le sein de la justice, digne fils d'un père (1) aussi heureux de lui avoir donné la vie, que malheureux de lui survivre; élevé sous les yeux d'un aïeul (2) vénérable; objet de la tendresse et de la complaisance de cet homme vrai, qui n'a point connu les foiblesses du sang, et qui dans ses propres enfans n'a jamais loué que la vérité il avoit su allier heureusement à la vertu héréditaire de sa famille, des grâces innocentes qui, sans lui rien faire perdre de sa droiture inflexible, répandoient sur elle ce charme secret qui qui lui attire l'amour encore plus que l'admiration.

Quelle facilité dans le commerce! quel agrément dans les mœurs ! quelle douceur! ce n'est pas assez dire, quel enchantement dans la société Faut-il que nous rouvrions encore cette plaie? et ne pouvons-nous le louer, sans toucher ici la partie la plus sensible de notre douleur?... Vrai, simple, sans faste, sans affectation, aucun fard ne corrompoit en lui la vérité de la nature. Exempt de toute ambition, il n'en avoit pas même pour les ouvrages de son esprit; le désir de bien faire n'a jamais été avili dans son cœur par le désir de paroître avoir bien fait; et pour parvenir à la gloire, il ne lui en avoit pas même coûté de la souhaiter. On eût dit que son ame étoit le tranquille séjour de la paix. Nul homme n'a jamais mieux su vivre avec soi-même : nul homme n'a jamais mieux su vivre avec les autres. Content dans la solitude, content

(1) M. le Nain, doyen du parlement. (2) M. le Nain, maître des requêtes.

D'Aguesseau. Tome I.

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dans la société, partout il étoit à sa place; et sachant toujours se rendre heureux, il répandoit le même bonheur sur tous ceux qui l'environnoient.

Le ciel n'a pas permis que nous ayons joui plus long-temps de ce bonheur: il a rompu les liens de cette union si douce, si intime, qui dans les peines et les travaux attachés à notre ministère, étoit notre force, notre sûreté, notre gloire, nos délices. Mais si la mort nous enlève avant le temps, un magistrat si digne de nos regrets, nous aurons au moins la consolation de ne le pas perdre tout entier. Gravé dans le fond de notre ame par les traits ineffaçables de notre douleur, il y vivra encore plus utilement par ses exemples. Nous n'aurons plus le plaisir de l'avoir pour collègue et pour coadjuteur de nos fonctions; mais nous l'aurons toujours pour modèle: et si nous ne pouvons plus vivre avec lui, nous tâche

rons au moins de vivre comme lui...

Nous jouirons cependant de l'espérance de le retrouver dans le digne successeur (1) que le roi vient de lui donner : nous croyons en faire un éloge accompli, lorsque nous l'appelons le digne successeur du magistrat que nous pleurons. Ce nom seul lui ouvre une longue et pénible carrière, digne des rares talens de son esprit, digne de la droiture encore plus estimable de son cœur. Il marchera à grands pas dans cette carrière illustre où la voix du public, disons même celle de la nature, semblent l'avoir appelé avant le choix du roi. Il égalera, il surpassera l'attente du sénat. Mais pour le faire pleinement, qu'il se souvienne toujours du magistrat auquel il succède; et qu'au milieu de cette gloire que nous lui promettons avec une entière confiance, il n'oublie jamais le prix qu'il nous a coûté.

(1) M. Chauvelin.

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