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Cet esprit qui embrasse tout, et à qui tout échappe; qui cherche naturellement la vérité, et qui par luimême n'est presque jamais sûr de l'avoir trouvée, éprouve tour à tour les surprises des sens, le prestige de l'imagination, l'erreur des préjugés, là séduction de l'exemple: borné dans toutes ses vues, trouvant partout les limites étroites de son intelligence, et sentant malgré lui à chaque pas la trop courte mesure de sa raison.

Ainsi naissent presque tous les hommes; ainsi le reconnoissent souvent les génies même du premier ordre; tout nous parle, si nous voulons être attentifs à ce qui se passe au dedans de nous; tout nous avertit de la nécessité de la science. Nous la sentons dans les nuages qui obscurcissent notre esprit, dans les doutes qui le troublent, dans les erreurs même qui le trompent. Partout la voix intérieure de notre foiblesse nous apprend comme malgré nous, que la science peut seule nous mettre dans la pleine possession de notre raison; et que celui qui la méprise, ne jouit que de la moitié de soi-même, et n'est, si l'on peut parler ainsi, qu'un homme com

mencé.

Mais si la science a l'honneur d'achever dans l'homme l'ouvrage de la nature, elle jouit encore plus de cette gloire dans le magistrat.

Il est, à la vérité, des premiers principes du droit naturel que la raison du magistrat découvre sans le secours de la science; il est des lois que nous savons, et que nous n'avons jamais apprises; qui sont nées pour ainsi dire, avec nous; et qui, au milieu de la dépravation du cœur humain, rendent encore un perpétuel témoignage à la justice pour laquelle il avoit été créé.

Mais ces maximes si connues et si générales, ne sont tout au plus que le premier degré de la science du magistrat. Leur simplicité pouvoit à peine suffire à l'innocence, au premier âge du monde. Mais la corruption des siècles suivans a bientôt exigé de plus grands secours. La sagesse du législateur a été

la

obligée de faire le même progrès que la malice de l'homme; afin que chaque mal trouvât son remède, chaque fraude sa précaution, et chaque crime sa peine. La loi qui avoit d'abord été établie pour réprimer la violence, n'a presque plus été occupée qu'à désarmer la subtilité. Indocile à porter le joug de la règle, l'esprit humain a voulu s'échapper par mille détours secrets, dans lesquels il a fallu que vigilance du législateur l'ait suivi. La vérité n'a plus été une, pour ainsi dire; elle a été obligée de se multiplier par une infinité de distinctions, pour se défendre contre les artifices non moins infinis de l'erreur; et dans ce combat perpétuel de l'homme contre la loi, et de la loi contre l'homme, la multitude des règles n'a pas moins été l'effet nécessaire, que la preuve sensible de notre déréglement.

Ces règles, il est vrai, ont presque toutes leur fondement dans le droit naturel; mais qui pourroit remonter par le seul effort d'une sublime spéculation, jusqu'à l'origine de tant de ruisseaux qui sont à présent si éloignés de leur source? Qui pourroit en descendre comme par degrés, et suivre pas à pas les divisions presque infinies de toutes les branches qui en dérivent, pour devenir en quelque manière, l'inventeur et comme le créateur de la jurisprudence?

De semblables efforts s'élèvent au-dessus des bornes ordinaires de l'humanité. Mais heureusement d'autres hommes les ont faits pour nous : Un seul livre que la science ouvre d'abord au magistrat, lui développe sans peine les premiers principes, et les dernieres conséquences du droit naturel.

Ouvrage de ce peuple que le ciel sembloit avoir formé pour commander aux hommes, tout y respire encore cette hauteur de sagesse, cette profondeur de bon sens, et pour tout dire en un mot, cet esprit de législation qui a été le caractère propre et singulier des maîtres du monde. Comme si les grandes destinées de Rome n'étoient pas encore accomplies, elle règne dans toute la terre par sa raison, après avoir cessé d'y réguer par son autorité. On diroit en effet

que la justice n'ait dévoilé pleinement ses mystères", qu'aux jurisconsultes romains. Législateurs encore plus que jurisconsultes, de simples particuliers dans l'obscurité d'une vie privée, ont mérité par la supériorité de leurs lumières, de donner des lois à toute la postérité. Lois aussi étendues que durables, toutes les nations les interrogent encore à présent, et chacune en reçoit des réponses d'une éternelle vérité. C'est peu pour eux d'avoir interprété la loi des douze tables, et l'édit du préteur, ils sont les plus sûrs interprêtes de nos lois mêmes : ils prêtent, pour ainsi dire, leur esprit à nos usages, leur raison à nos coutumes; et par les principes qu'ils nous donnent, ils nous servent de guides, lors même que nous marchons dans une route qui leur étoit

inconnue.

Malheur au magistrat qui ne craint point de préférer sa seule raison à celle de tant de grands hommes; et qui sans autre guide que la hardiesse de son génie, se flatte de découvrir d'un simple regard, et de percer du premier coup d'œil, la vaste étendue du droit sous l'autorité duquel nous vivons.

Au milieu d'un grand nombre de lois positives formées par les mœurs des peuples, ou par la volonté souveraine du législateur, ce droit a néanmoins ses règles et ses principes. Attendrons-nous, pour nous instruire, qu'une main subtile et intéressée nous en présente des fragmens imparfaits, - détachés avec adresse, et déplacés avec art; et le magistrat qui doit montrer la loi à tous les hommes, se bornera-t-il à ne l'apprendre que dans les écrits des plaideurs? Qui sait même s'il ne saisira pas souvent au hasard, et comme par une inspiration soudaine, le sens qui s'offrira d'abord à son intelligence, et si la justice ne sera pas réduite à ne pouvoir compter que sur la justesse heureuse quoique mal assurée, des premières pensées du magistrat?

Il se flattera sans doute d'affermir tous les jours

sa raison par les leçons continuelles de l'expérience, dernière ressource de ceux qui ne veulent avoir que de l'esprit. Mais que le public est à plaindre lorsque le jeune magistrat attend le secours de l'usage, au lieu de le prévenir par la science! Que lui sert en effet pour décider dans le moment présent, cet usage qu'il n'acquerra qu'après une longue suite d'années; et dans quelle source puisera-t-il les lumières qui lui manquent, si la mollesse le prive du secours de la doctrine, et sa jeunesse du secours de l'usage? Plus sage et plus prudent, sans être véritablement juste, s'il jugeoit au moins sur la foi des anciens sénateurs! Mais celui qui méprise les conseils de la science, ne respecte guère plus ceux de la vieillesse. Ce sera donc avec son esprit seul esprit seul que le magistrat intrépide et content de lui-même attendra tranquillement les utiles, mais lentes instructions de l'usage. Il s'exposera sans frayeur à être long-temps injuste, parce qu'il se flatte se flatte que l'expérience lui apprendra un jour à être juste. Mais quand même il seroit assez heureux pour l'apprendre en effet, accoutumé à juger par les exemples plutôt que par les lois, sa raison toujours incertaine et chancelante, n'acquerra jamais l'immobile fermeté de ces esprits solides, qui ont fait servir la science de fondement à l'usage, et l'usage de supplément à la science.

d'être

Que le magistrat ne sépare donc point ce qui doit être indivisible; qu'il joigne la doctrine à la raison, et l'expérience à la doctrine. Mais qu'il ne s'y trompe pas, nous ne lui avons encore tracé qu'une légère idée de la science qu'il doit avoir. Juges de la terre, que votre ministère est grand, mais qu'il est difficile! C'est peu pour vous, les arbitres des familles et les pacificateurs de ces guerres privées que toutes les passions y allument. Placés entre l'église et l'état, et pour ainsi dire, entre le ciel et la terre, vous tenez la balance entre le sacerdoce et l'empire. Semblables à ces génies auxquels l'antiquité attribuoit la fonction de

présider à la garde des bornes qui séparoient les peuples et les royaumes: vous êtes établis pour veiller à la conservation de ces limites plus immuables, que la main de Dieu même a marquées entre deux puissances qui portent toutes deux le caractère de la sienne.

L'église doit trouver en vous ses protecteurs. Conservateurs de sa discipline, vengeurs de ses canons, et surtout défenseurs invincibles de ses libertés, c'est à votre religion que ce grand dépôt a été confié. Mais qu'il nous soit permis de le dire, si la science ne le conserve, votre religion s'armera inutilement pour le défendre.

Il n'appartient qu'à la science de retracer aux yeux du magistrat cette innocente liberté de l'église primitive dont celle qu'on nous reproche si souvent, n'est qu'une foible image. Elle lui montre dans la pureté des anciennes mœurs, les fondemens de ces usages, qui, bien loin d'être des priviléges singuliers, ne sont que la simple et fidèle observation du droit commun. Elle lui découvre par quel secret progrès d'ignorance et de relâchement, la nouveauté est, pour ainsi dire, devenue ancienne, et l'antiquité a porté quelquefois le nom odieux de nouveauté; et au milieu du monde ébloui par ce changement, elle lui présente une seule nation saintement jalouse de sa première discipline, aussi modérée que ferme dans ses maximes, également éloignée de la licence et de la servitude jamais sa soumission n'a diminué sa liberté, et jamais sa liberté n'a donné la moindre atteinte à sa soumission.

Quelle joie pour le savant magistrat de voir cet illustre sénat dans tous les temps attentif à maintenir une si sage et si vertueuse liberté, s'opposant comme un mur d'airain à toutes les nouveautés; éclairant les autres ordres du royaume par ses lumières, les animant par son zèle, les retenant par sa prudence, et les assurant par son autorité?

Mais cette étude si noble, si digue des veilles

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