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mêlés trop souvent avec une jeunesse militaire, où avec les enfans de la fortune, imitent la licence. des uns, le luxe des autres, et contractent avec tous une secrète horreur pour la sainte austérité de la vie d'un magistrat, on diroit qu'ils aient conspiré contre la gloire de la magistrature avec ses plus grands ennemis.

A peine daignent-ils s'asseoir le matin auprès de ces anciens sénateurs qui ont vieilli avec honneur dans la carrière de la justice; et fatigués d'avoir soutenu pendant quelques heures le dehors pénible d'un magistrat, ils cherchent à se venger d'une profession qui leur paroît si ennuyeuse, par le plaisir qu'ils prennent à la décrier dans le reste de leur

vie.

On en voit même qui portent le mépris de leur état jusqu'à dédaigner de paroître dans le temple de la justice. Les mois, les années entières s'écoulent, sans que ni leur honneur, ni leur devoir, ni la coutume, ni la bienséance les rappellent à leurs fonctions. Des hommes qui n'étoient pas nés pour entrer dans le sanctuaire de la justice, et qui auroient dù s'estimer trop heureux de voir rejaillir sur eux quelques rayons de la majesté du sénat, semblent mépriser un rang dont ils n'étoient pas dignes; ils négligent également tous les devoirs de leur état ; et l'on ne sait presque qu'ils sont sénateurs, que par le malheureux éclat que leur profession donne à leurs fautes, et par la peine qu'il faut encore que les premiers magistrats aient à sauver, non pas l'honneur d'un magistrat de ce caractère, mais celui de la magistrature, qu'il met tous les jours en péril.

Que ne pourrions-nous point dire encore de ces autres magistrats qui par une légèreté plus convenable à leur âge qu'à leur état; ou par une vanité mal entendue qui s'abaisse en voulant s'élever, semblent rougir de leur profession, vouloir la cacher aux autres hommes, et se la cacher, s'il étoit possible, à euxmêmes. Ils affectent les mœurs, le langage, l'extérieur d'une autre profession. Malheureux d'avoir quelque

fois le triste avantage de surpasser ceux qu'ils imitent! Mais c'est par là même qu'ils se trahissent. Plus ils veulent déguiser leur état, plus on les reconnoît malgré eux, et c'est leur déguisement même qui le montre. Soutenant (si l'on peut parler ainsi) un caractère incertain, et jouant un personnage équivoque, on les voit errer continuellement entre deux professions incompatibles; destinés seulement à essuyer les mépris de l'une et de l'autre, et condamnés également des deux côtés, ils ne sont ni ce qu'ils doivent être en effet, ni ce qu'ils veulent paroître.

Ainsi la honte devient tôt ou tard la juste punition de celui qui en méprisant son état, apprend enfin au public à mépriser sa personne.

Mais que le magistrat ne s'y laisse pas tromper, et qu'il ne croie pas que pour être grand, il lui suflise d'avoir une haute idée de sa grandeur.

Il y a un égal danger à ne la pas connoître, et à la connoître mal; et que serviroit au magistrat d'avoir su éviter le mépris par le soin qu'il prend de sa dignité, s'il avoit le malheur de s'attirer la haine par l'abus qu'il feroit de sa dignité même ?

Cette grandeur légitime, cette gloire solide et durable à laquelle nous aspirons tous, ne consiste point à être au-dessus des lois, à ne relever que de soi-même, et à ne dépendre que de la seule autorité. Vouloir s'affranchir des règles communes, et croire qu'il y a de la grandeur à se mettre toujours dans l'exception de la loi, c'est le goût du siècle présent, mais ce goût (qu'il nous soit permis de le dire) montre plus de bassesse de cœur que d'élévation d'esprit.

Une ame vraiment grande ne croit rien perdre de sa grandeur, lorsqu'elle n'obéit qu'à la justice, et qu'elle ne voit rien au-dessus d'elle que la loi. Elle sait qu'il faut que le jugement commence par la maison du magistrat, si le magistrat veut l'exercer avec succès dans le public; et qu'il n'est véritablement au

dessus des autres hommes, que lorsqu'il a su s'élever au dessus de lui-même.

Pénétré de ces sentimens, et content d'être toujours dominé par la règle, sans être jamais tenté du désir téméraire de la dominer; il trouve dans cette seule disposition le principe de tous ses devoirs, et le fondement de toute sa grandeur.

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De là cette délicatesse de vertu qui ajoutant à la règle même, se fait de la plus exacte bienséance une loi de pudeur et de modestie. De là cette gravité qui est comme l'expression simple et naturelle de la modération profonde du magistrat. De là cette régularité extérieure qui est en même temps la marque et la garde fidèle de sa dignité. De là enfin cet accord parfait et cette heureuse harmonie de toutes les vertus qui doivent se réunir pour former le grand caractère du véritable magistrat.

C'est alors qu'il entre pleinement dans la possession de la gloire solide de son état. Il voit croître sa dignité de tout ce qu'il a su refuser à sa personne. Moins il a voulu jouir de son pouvoir pour lui-même, plus il a acquis d'autorité pour le bien de la justice : autorité qui s'augmente avec ses années, et qui est comme le prix de ses longs travaux et la couronne de sa vieillesse: autorité douce et majestueuse qui règne sur les coeurs encore plus que sur les esprits : autorité visible et reconnoissable, à laquelle il suffit de se montrer pour inspirer au peuple le respect des lois, la crainte de la justice, et l'amour du magistrat.

Telle étoit l'impression que la présence des anciens sénateurs faisoit sur tous les hommes. Tel, cet auguste sénat vit autrefois à sa tête, ce ferme et inflexible magistrat (1) en qui le ciel avoit mis une de ces ames choisies qu'il tire des trésors de sa providence dans les temps difficiles, pour combattre, et si l'on ose le dire, pour lutter contre le malheur de leur siècle. Plein de cette grandeur d'ame que la vertu

(1) Mathieu Molé, premier président et garde des sceaux.

seule peut inspirer, et, persuadé, comme il l'a dit lui-même, qu'il y a encore loin de la pointe du poiguard d'un séditieux jusqu'au sein d'un homme juste, on l'a vu soutenir seul, et arrêter par la simple majesté de son regard vénérable, les mouvemens orageux de tout un peuple mutiné. On eût dit qu'il commandoit aux vents et à la tempête; et que, semblable à l'auteur de la nature, il dit à la mer irritée: vous viendrez jusque-là, et ici se brisera la fureur de vos flots impétueux. Heureux d'avoir montré aux hommes que la magnanimité est une vertu de tous les états; que la justice a ses héros comme la guerre; et qu'il n'y a rien dans le monde de si fort et de si invincible que la fermeté d'un homme de bien. Heureux encore une fois, d'avoir laissé un nom qui durera autant sur la terre que celui du courage et de la fidélité ! Quand même le grand magistrat que nous regrettons (1), ne nous auroit pas rappelé la mémoire d'un caractère si respectable; et quand nous ne le retrouverions pas encore dans le successeur de son nom et de sa dignité, qui seul pouvoit nous consoler de sa perte, le souvenir de cette ame magnanime ne s'effacera jamais. On la proposera toujours pour modèle aux plus grands magistrats; ils apprendront, par son exemple, que rien n'est plus élevé qu'un magistrat qui honore son état, et qui s'en tient honoré; et que l'homme de bien, qui ne tient à la grandeur que par le chemin de la vertu, ne trouve point de profession qui l'y conduise ni plus naturellement, ni plus infailliblement, que celle que nous avons tous le bonheur d'exercer.

(1) Louis Molé, président à mortier, mort le 3 janvier 1709.

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TREIZIÈME MERCURIALE,

PRONONCÉE A LA SAINT-MARTIN, 1709:

LA SCIENCE DU MAGISTRAT.

MÉPRISER ÉPRISER la science et n'estimer que l'esprit, c'est le goût presque universel du siècle présent.

L'amour de la gloire inspiroit autrefois à l'homme le désir d'être savant; mais on diroit aujourd'hui qu'une vanité plus commode ait entrepris de rendre l'ignorance honorable, et d'attacher une espèce de gloire à ne rien savoir. Nos pères croyoient s'élever en respectant la doctrine; nous croyons nous élever encore plus en la méprisant; et il semble que nous ajoutions au mérite de notre raison, tout ce que nous retranchons à la gloire de la science.

La vanité a trompé l'esprit, et la mollesse a séduit le cœur. L'homme tout entier s'est laissé flatter par une fausse idée de supériorité et d'indépendance. L'oisiveté s'est annoblie, et le travail n'a plus été regardé que comme l'occupation ignoble et presque servile de ceux qui n'avoient point d'esprit.

Cet ancien domicile de la plus solide doctrine, ce temple qui n'étoit pas moins consacré à la science qu'à la justice, ce sénat auguste, où l'on comptoit autrefois autant de savans que de sénateurs, n'a pu se préserver entièrement de la contagion d'une erreur si commune; et nous ne craindrons point qu'on nous accuse d'avancer ici un paradoxe, si nous osons dire que le magistrat n'a point eu d'ennemi plus dangereux que son esprit.

Qu'y auroit-il néanmoins de plus propre à nous désabuser de l'esprit humain, que cet esprit même, si nous pouvions le voir avec d'autres yeux que ceux de notre vanité?

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