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tus. Au travers d'un dehors trompeur qui impose d'abord à la facile candeur de l'homme de bien, leur malignité plus pénétrante fait porter le flambeau dans les sombres replis d'un cœur hypocrite. Les uns par haine ou par intérêt, les autres par envie ou par ambition, tous par des motifs différens, entreprennent également de le dévoiler. Il n'est presqu'aucune passion qui ne s'arme contre l'hypocrisie; et comme si le vice même combattoit pour la vertu, il la venge sans y penser, de l'injure que lui fait la fausse probité.

A ces ennemis étrangers se joignent bientôt des ennemis domestiques, plus redoutables encore que ceux du dehors; et il semble que les passions mêmes du magistrat entretiennent une secrète intelligence avec celles des autres hommes, pour le livrer, malgré lui, à la censure qu'il évite.

En vain il se flatte de pouvoir les retenir sans les combattre, et les couvrir sans les étouffer. Il faudroit pour soutenir cet état, que l'homme fut toujours d'accord avec lui-même; qu'une seule passion eût la force de subjuguer toutes les autres ; et que la vanité pût faire toujours l'office de la vertu. Mais la fierté du cœur humain, qui a tant de peine à plier sous le joug aimable de la raison même, ne sauroit s'abaisser longtemps sous la tyrannie d'une seule passion. Une ame livrée à l'iniquité, est un pays séditieux qui change souvent de maître. C'est une république divisée, l'une des factions trahit toujours l'autre. Une passion découvre ce qu'une autre passion avoit caché. La volupté fait tomber le voile dont l'ambition du magistrat se couvroit, et l'intérêt lève le masque que l'amour de la gloire nous faisoit porter.

Laissons-le jouir néanmoins pour un temps, de cette douce et flatteuse illusion, qui lui fait espérer d'être toujours en garde contre la surprise des passions. Mais cette vanité qui lui doit tenir lieu de toutes les vertus, et sous laquelle il se flatte de cacher tous ses défauts, pourra-t-elle se cacher elle-même ; et le frivole d'un esprit qui ne cherche qu'à paroître ce qu'il

n'est pas, ne se laissera-t-il pas entrevoir sous le nuage de sa dissimulation?

Avide de dérober, pour ainsi dire, une gloire qu'il ne peut mériter, il se hâtera sans doute de signaler les commencemens de sa magistrature, par quelques traits éclatans d'une rigide vertu. Mais tout occupé du désir d'un faux honneur, ou de la crainte d'une fausse infamie (uniques fondemens de sa foible et chancelante probité), il prendra bientôt l'ombre pour le corps, l'apparence pour la vérité, et la gloire pour la vertu. Comme sa vanité est sans bornes, sa fausse sagesse sera d'abord sans mesure. Incapable de s'arrêter dans ce juste milieu, dont la solide vertu ne s'écarte jamais, il ira peut-être audelà de la justice même: et dans ces occasions délicates où un devoir austère, opposé en apparence à la gloire du magistrat, exige de lui le magnanime effort d'oser être homme de bien, au péril de cesser de le paroître, on verra le vain imitateur de la vertu saisir l'image de la probité, pour la probité même; et préférer le faux honneur de paroître juste sans l'être véritablement, au pénible, mais solide mérite de l'être en effet sans le paroître.

Ce ne seront-là néanmoins que les premiers efforts d'une hypocrisie naissante, qui veut acheter comme par un excès de justice, le droit d'en manquer impunément dans la suite: et bientôt cet excès passager sera suivi d'un défaut plus durable. Toujours mesurée dans ses démarches, et prudente dans les voies de l'iniquité, la vanité du magistrat gardera encore des ménagemens avec la vertu; il craindra qu'une rupture trop ouverte ne lui fasse perdre une utile réputation de justice, dont il fera quelque jour le plus dangereux instrument de son iniquité; et il affectera même de se déclarer hautement contre l'injustice, lorsqu'éclairé de toutes parts, il se verra forcé de combattre contre elle à la lumière du soleil.

Mais que son sort lui paroîtroit heureux, si la fortune faisoit tomber entre ses mains cet anneau

mystérieux, qui répandoit une épaisse nuit autour de celui qui le portoit; ou plutôt, pour parler sans figure, que la destinée de la justice sera malheureuse, lorsqu'il espérera de pouvoir la trahir, sans cesser de lui paroître fidèle. It ne cherchera plus qu'à se rendre, pour ainsi dire, invisible; et tel sera son aveuglement, qu'il se flattera enfin de le devenir, surtout si la nature lui a fait le présent dangereux d'un génie captieux et séduisant. Il entreprendra de cacher son injustice sous le faux brillant d'un esprit qu'il tourne et qu'il manie comme il lui plaît. On diroit en effet, qu'il le tienne dans sa main comme cet anneau fabuleux, pour se rendre, quand il veut, visible ou invisible; appeler à son gré la lumière et les ténèbres; montrer la vérité où elle n'est pas, et la cacher où elle est ; faire tomber ceux qui l'écoutent, dans le piége de son injustice, et leur paroître toujours juste: comme si la vérité et la justice n'étoient que des noms spécieux, que celui qui a le plus d'esprit, sait toujours mettre de son côté.

Mais à quoi se terminent enfin tous les artifices d'une si éblouissante subtilité ? Cet esprit si fécond en couleurs, ce génie si souple, et, pour nous servir de cette expression, si pliant et si versatile, ne sert qu'à avertir les autres sénateurs d'être sur leurs gardes. A peine ce magistrat si délié a-t-il commencé de parler, qu'une secrète défiance se répand comme naturellement dans leur esprit. Les maximes les plus certaines perdent quelque chose de leur crédit, lorsqu'il les avance; on croit y sentir un venin caché; et bien loin qu'il puisse réussir à faire passer le faux pour le vrai, on diroit que la vérité même périclite dans sa bouche.

Que l'esprit joue mal le personnage du cœur, et que c'est une entreprise téméraire, de prétendre allier une justice apparente avec une injustice véritable! Ni la vertu, ni le vice même ne peuvent souffrir ce mélange. Donner l'intérieur à l'un, et l'extérieur à l'autre, c'est un partage aussi impossible qu'injuste. La crainte de la honte défend mal le

dehors de notre ame, lorsque l'iniquité s'est une fois rendue maîtresse du dedans; et celui qui ne rougit plus devant soi-même, cessera bientôt de rougir devant les autres hommes. Sa fausse justice succombera un jour avec éclat ; et une chute marquée sera tôt ou tard le triste dénouement, et comme la catastrophe honteuse du spectacle qu'il avoit donné pendant quelque temps au public.

Mais sans attendre même cette juste et inévitable révolution, une affectation inséparable de sa vanité révélera infailliblement le mystère de sa fausse vertu, dans les plus beaux jours même de son hypocrisie.

La nature a un degré de vérité dont tous les efforts de l'art ne sauroient approcher. Le pinceau le plus brillant ne peut égaler l'éclat de la lumière; et l'affectation la plus parfaite n'exprimera jamais la lumineuse simplicité de la vertu.

L'homme de bien l'est sans art, parce qu'il l'est sans effort. Il n'a point de vice à cacher, et il n'affecte pas de montrer ses vertus. Content du témoignage de son cœur, et sûr de lui-même, il possède son ame en paix; et il y a dans sa tranquille vertu une confiance modeste, et une espèce de sécurité qui lui fait attendre les jugemens des hommes sans inquiétude, comme sans empressement. Uniquement touché de l'amour du devoir, insensible à sa fortune, au-dessus de sa gloire même, il fait le bien sans faste, saus éclat, pour le plaisir de le faire, non pour l'honneur de paroître l'avoir fait; et il parle si modestement des victoires les plus éclatantes de sa justice, qu'on diroit qu'il n'en connoît pas le mérite, et que lui seul ignore le prix de sa vertu : heureux de montrer aux hommes par son exemple, que le caractère le plus auguste de la véritable grandeur est de dire et de faire simplement les plus grandes choses.

Ne craignons donc pas que la basse et méprisable affectation du magistrat qui ne travaille qu'à orner la superficie de son ame, puisse jamais soutenir la comparaison, et, si nous l'osons dire, le contraste d'une si noble et respectable simplicité. Les efforts

qu'il fait pour étaler avec art une vertu empruntée, montrent ce qu'elle lui coûte, et font voir qu'elle n'est chez lui qu'un ornement étranger. En vain son zèle imposteur paroît quelquefois plus vif et plus ardent que la modeste vertu de l'homme de bien; c'est un peintre qui outre tous les caractères, et qui perd le vrai de la nature, en cherchant le merveilleux de l'art. Il veut paroître trop vertueux, mais c'est parce qu'il ne l'est pas assez ; et la probité est toujours dans sa bouche, parce qu'elle n'est jamais dans son cœur. Malheureux de ne pas sentir que plus il fait l'éloge de sa droiture, moins on la croit véritable; et que le nom sacré de la justice, qu'il met à la tête de tous ses discours, n'est regardé que comme une vaine préface, qui ne sert qu'à annoncer qu'il va être injuste,

Quand même son affectation seroit d'abord plus heureuse, pourroit-il soutenir long-temps ce personnage forcé, et passer toute sa vie dans l'état violent d'une dissimulation perpétuelle? Non; le vice coûteroit plus que la vertu, s'il falloit toujours le cacher, et l'hypocrisie trouveroit son supplice dans son crime même, si elle ne cessoit jamais.

Conserver toujours le même caractère, marcher d'un pas égal sur la ligne du devoir, et couronner d'honorables travaux par une persévérance encore plus glorieuse, c'est le privilége de la sincère vertu. Affermie sur des fondemens immuables, elle seule est au-dessus de l'inconstance, et de la vicissitude des passions. Celui qui a une fois goûté combien la justice est aimable, cesse rarement de l'aimer. La vertu dont il a éprouvé les précieuses faveurs dès sa première jeunesse, ne lui paroîtra pas moins désirable dans un âge plus avancé. Au contraire elle aura acquis en lui la force et le charme de l'habitude; et si l'amertume de sa racine lui a d'abord causé quelques peines, la douceur de ses fruits ne lui donnera plus que des plaisirs.

Mais cette félicité qui est assurée à l'homme juste, est un trésor caché pour celui qui ne sacrifie qu'à

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