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dans l'intérieur même de sa maison, s'élève une espèce de tribunal domestique, où l'honnête le plus rigide, armé de toute sa sévérité, dicte toujours ses justes mais austères lois : l'utile et l'agréable, dangereux conseillers du magistrat, sont presque toujours exclus de ses délibérations; ou s'ils y sont admis quelquefois, ce n'est que lorsque l'honnête même leur en ouvre l'entrée.

C'est là qu'il se redit tous les jours, que cette autorité dont l'homme est naturellement si jaloux, n'a qu'un vain éclat qui nous trompe; que c'est un bien dangereux, dont l'usage ne consiste presque que dans l'abus; bien inutile à l'homme juste, bien fatal au magistrat ambitieux, qui ne l'éléve que pour l'abaisser, et qui ne lui présente une fausse idée d'indépendance, que pour le rendre plus dépendant de tous ceux dont il attend sa fortune.

Combien de chaînes a brisées en un jour celui qui se charge volontairement de celles de la justice! Par une seule dépendance il s'est délivré de toutes les autres servitudes; et devenu d'autant plus libre qu'il est plus esclave de la loi, il peut toujours tout ce qu'il veut, parce qu'il ne veut jamais que ce qu'il doit.

Ses envieux diront sans doute, que c'est un homme inutile à ses amis, inutile à soi-même ; qui ignore le secret de faire des grâces, et qui ne sait pas même l'art de les demander. On fera passer sa justice pour rigueur, sa délicatesse pour scrupule, son exactitude pour singularité et si nous étions encore dans ces temps où l'homme de bien portoit la peine de sa vertu, et où la patrie ingrate proscrivoit ceux qui l'avoient trop bien servie, peut-être, semblable.en tout à Aristide, il se verroit condamné, comme lui,

glorieux Ostracisme, par les suffrages de ceux que le nom de juste importune, et qui regardent son attachement invariable au devoir, comme la censure la plus odieuse de leur conduite.

Mais il a prévu ces reproches, il les a méprisés ; et s'ils étoient capables d'exciter encore quelques

mouvemens humains dans son cœur, il ne pourroit craindre que la vanité. Quelle gloire en effet, de voir sa vertu consacrée par le soulèvement de l'envie, et comme scellée par l'improbation d'un siècle corrompu! Quel encens peut jamais égaler la douceur des reproches que reçoit un magistrat, parce qu'il est trop rigide observateur de la justice; qu'il réduit tout à la règle simple et uniforme du devoir; que destiné à être l'image visible et reconnoissable de la loi, il est sourd et inexorable, comme la loi même; et que dans l'obscurité de sa vie privée, il n'est pas moins magistrat, que dans l'éclat de sa vie publique !

Reproches précieux, injures honorables, puissionsnous ne les point craindre: puissions-nous même les désirer, et ne nous estimer jamais plus heureux, que lorsque nous aurons eu la force de les méri

ter !

D'Aguesseau. Tome I.

ΤΟ

DIXIÈME MERCURIALE,

PRONONCÉE A PAQUES, 1708:

LA JUSTICE DU MAGISTRAT DANS SA VIE PRIVÉE.

SOUFFREZ que sortant des bornes ordinaires de notre censure, et plus occupés des devoirs del homme que de ceux du magistrat, nous vous disions aujourd'hui: Ministres de la justice, aimez-la, nonsculement dans l'éclat de vos fonctions publiques, mais dans le secret de votre vie privée : aimez l'équité lorque vous êtes assis pour juger les peuples soumis à votre pouvoir; mais aimez-la encore plus s'il est possible, quand il faut vous juger, et peut-être vous condamner vous-mêmes.

En vain vous vous honorez du titre glorieux d'homme juste, parce que vous croyez pouvoir vous flatter d'avoir conservé dans vos fonctions, toute l'intégrité de votre innocence. Sévère estimateur du mérite, le public veut vous faire acheter plus chèrement ce titre respectable, unique, mais digne récompense de vos travaux.

Il sait que dans le grand jour du tribunal, tout concourt à inspirer au magistrat l'amour de la justice et la haine de l'iniquité, un certain fonds de droiture naturelle qui domine aisément en nous, lorsqu'il ne s'agit que des intérêts d'autrui; un reste de pudeur qui fait quelquefois au-dehors l'office de la vertu ; un désir purement politique de conserver cette fleur de réputation qui se flétrit au moindre souffle de la médisance; la vue même de ce sanctuaire auguste, la présence du sénat, l'exemple de la justice animée qui y préside; en un mot, tout ce qui environne l'homine public, semble le mettre dans une heureuse

impuissance de s'écarter des sentiers de la justice, et rendre pour lui le vice plus difficile que

vertu.

la

Ce n'est donc pas sur la seule conduite du magistrat dans les fonctions de sa dignité, que le public, le moins flatteur et le plus fidèle de tous les peintres, trace le portrait de l'homme juste; il ne l'envisage pas seulement sur le tribunal, où le juge se présente presque toujours avec trop d'avantage, et où il ne montre au plus que la moitié de lui-même. Pour le mettre dans son véritable point de vue, et pour le peindre tout entier, le public le suit jusque dans cet intérieur, où le magistrat rendu à lui-même, laisse souvent éclater au dehors ces mouvemens dissimulés avec adresse, ou étouffés avec efforts dans l'exercice de la magistrature; et c'est de ces traits simples et naïfs, qui échappent à la nature, lorsqu'elle n'est plus sur ses gardes, que se forme cette parfaite ressemblance, cette vérité de caractère, que le public attrape presque toujours dans ses portraits.

Il est vrai, dit-il tous les jours, que ce magistrat fait paroître au-dehors une droiture inflexible lorsqu'il tient la balance entre le foible et le puissant ; mais conserve-t-il au-dedans ce même esprit de justice? Soutient-il avec fermeté la rigoureuse épreuve de son propre intéret? La conduite du père de famille ne dément-elle jamais en lui celle du magistrat? Ne se fait-il point deux espèces de morale, et, pour ainsi dire, deux sortes de justice; l'une qu'il montre au public, pour suivre la coutume et conserver un reste de bienséance; l'autre qu'il réserve pour ses intérêts particuliers; l'une, sur laquelle il condamne les autres hommes; l'autre, sur laquelle il s'absout lui-même ?

Ici juge sévère, il s'élève dans le sénat contre ces débiteurs artificieux qui, par un prestige trop ordinaire, empruntent toutes sortes de formes, et changent tous les jours de figure, pour échapper à la juste poursuite d'un créancier légitime. Là, plus subtil Sonvent et plus dangereux encore, it imite, il sur

passe dans sa vie privée, ces détours qu'il vient de condamner dans sa vie publique, si ce n'est que plus hardi peut-être, et fier de son autorité, il ne cherche pas même à pallier sa fuite, et à colorer ses retardemens. A l'abri de la magistrature, comme d'un rempart impénétrable, à couvert sous la pourpre dont il avoit été revêtu pour un plus noble usage, il se fera du caractère même de juge, un titre d'injustice, et souvent d'ingratitude; et il regardera comme un des apanages de la magistrature, l'odieux privilége de ne payer ses dettes que quand il plaît au magistrat.

Il est à la vérité des juges moins injustes, ou plus prudens, qui rougiroient d'abuser si grossièrement de leur dignité; mais ne veulent-ils pas au moins qu'elle soit comptée pour quelque chose, lorsqu'ils traitent avec les autres hommes? Savans dans l'art utile de mettre à profit toutes les facilités qu'elle leur ouvre, tous les obstacles qu'elle oppose à ceux qui peuvent avoir besoin d'eux, ils s'applaudissent en secret de posséder l'indigne, le méprisable talent de donner un prix à leur crédit, et de faire entrer peutêtre en compensation de ce qu'ils doivent, la crainte que l'on a de leur autorité.

Faut-il s'étonner après cela, si nous vous entendons déplorer quelquefois la pénible nécessité d'être juges de ceux qui ont l'honneur d'être associés à votre dignité ?

C'est alors que vous apprenez malgré vous, par une trop sûre expérience, à faire le discernement de la vraie et de la fausse justice: c'est alors que l'intérêt, infaillible scrutateur du cœur humain, vous montre à découvert cette injustice secrète que le magistrat cachoit peut-être depuis long-temps dans la profondeur de son ame, et qui n'attendoit qu'une occasion pour éclore aux yeux du public.

Devant ce sénateur qui paroissoit autrefois si équitable, mais que sa passion trahit aujourd'hui, tous les objets commencent à prendre une face nouvelle : il n'y voit plus ce qu'il y voyoit alors, et il y voit

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