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puissance du juge, hardie à former tous les jours des règles nouvelles, elle se fait, s'il est permis de parler. ainsi, une balance particulière, et un poids propre pour chaque cause. Si elle paroît quelquefois ingénieuse à pénétrer dans l'intention secrète du législateur, c'est moins pour la connoître que pour l'éluder; elle la sonde en ennemi captieux, plutôt qu'en ministre fidèle; elle combat la lettre par l'esprit, et l'esprit par la lettre; et, au milieu de cette contradiction apparente, la vérité échappe, la règle disparoit, et le magistrat demeure le maître.

C'est ainsi que souvent l'autorité de la justice n'a point d'ennemi plus dangereux que l'esprit du magistrat; mais elle ne le redoute jamais davantage que lorsqu'établi pour exercer les vengeances publiques, il entreprend d'en régler les bornes, beaucoup moins en juge qu'en souverain.

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Il est vrai que la loi positive, qui ne sauroit compter les degrés infinis de la malice des hommes, ne peut pas toujours marquer exactement la juste mesure des peines; mais si elle fait l'honneur au magistrat de remettre entre ses mains ce discernement si difficile, c'est à sa sagesse qu'elle le confie, et non pas à son caprice. Le salut du peuple est une loi suprême qui lui doit servir de règle, lorsque la loi positive l'abandonne et le laisse dans la main de son propre conseil.. A la vue d'un si grand objet, le zèle du magistrat qui n'aspire qu'à établir le règne de la justice, s'allume au fond de son, cœur ; il cherche scrupuleusement cette proportion naturelle qui est entre le crime et la peine, et qui, sans attendre le secours de la loi, a droit de forcer les suffrages du juge, et de lui imposer une heureuse nécessité; il tend non-seulement au bien, mais au plus grand bien; et, toujours déterminé par un motif si puissant, il ne se croit jamais moins libre que lorsqu'il paroît l'être davantage.

Plein de ces sentimens, et religieux adorateur de la loi, il n'imitera pas non plus ces magistrats qui, fidèles à la justice dans ce qui regarde le fond des jugemens, sout encore plus fidèles à leur autorité dans

ce qui n'appartient qu'à la forme. Comme s'il suffisoit pour être innocent d'avoir su éviter les plus grands crimes, ils croient pouvoir faire librement tout ce qui ne porte pas un coup mortel à la justice; ils se flattent qu'il viendra un jour où, plus instruits de la vérité, ils corrigeront eux-mêmes l'erreur excusable de leurs premières démarches; cependant, sur la foi de cette espérance trompeuse, ils donnent le présent à leur autorité, et ils ne laissent à la justice qu'un avenir incertain; et souvent le plaideur fatigué succombe avant que d'avoir vu luire ce jour favorable qui devoit réparer tout le passé. La plaie que sa cause avoit reçue, paroissoit légère dans les commencemens, mais le temps l'a rendue incurable, et la justice, impuissante pour le secourir, est réduite à déplorer tristement le dangereux et souvent l'irréparable effet des faveurs anticipées du magistrat.

Ne craignons donc pas de dire hautement, dans ce jour consacré à la plus exacte vérité, que nous ne connoissons pas d'actions indifférentes dans la vie publique du magistrat; tout est commandé, tout est de rigueur dans le ministère redoutable qu'il exerce; toutes ses fonctions ne sont pas également importantes, mais elles appartiennent toutes également à la justice. Son temps même n'est pas à lui; c'est un bien consacré à la république, et qui, tenant de la nature des choses saintes, doit être distribué au poids du sanctuaire.

Que le magistrat orgueilleux se repaisse vainement du spectacle frivole de cette suite nombreuse de supplians qui n'approchent de lui qu'avec tremblement; qu'il les regarde comme un peuple soumis à ses lois, et qu'il croie qu'il est de sa grandeur de les faire languir dans une attente inquiète, et dans le long martyre d'une fatigante incertitude.

Le fidèle ministre de la justice ne regarde qu'avec peine cette foule de cliens qui l'environnent; il croit voir autour de lui une multitude de créanciers avides, dont la présence semble lui reprocher sa lenteur; et, lorsqu'il ne peut satisfaire en même temps leur juste

impatience, c'est le devoir, c'est l'équité seule qui règle leurs rangs, et qui décide entr'eux de la pré

férence.

Quelle joie pour le pauvre et pour le foible, quand ila la consolation de précéder le riche et le puissant, dans cet ordre tracé par les mains de la justice même; et quelles bénédictions ne donne-t-il pas au magistrat, quand il voit que le gémissement secret de sa misère est plus promptement et plus favorablement écouté, que la voix éclatante de la plus haute fortune.

Puisse le magistrat goûter toute la douceur de ces bénédictions, et préférer une gloire si pure à la vaine ambition de faire éclater son pouvoir sur ceux que leur intérêt seul abaisse à ses pieds!

C'est ainsi que celui qui ne se regarde que comme le débiteur du public, s'acquitte tous les jours d'une dette qui se renouvelle tous les jours. Pourroit-il donc se croire le maître de se dérober souvent aux yeux du sénat, à l'exemple de plusieurs magistrats, et d'attendre dans l'assoupissement de la mollesse ou dans l'enchantement du plaisir, que les prières des grands le rappellent au tribunal, et le fassent souvenir qu'il est juge? Toujours simple et toujours uniforme dans sa conduite, il ne sait ni chercher, ni éviter ces jours d'éclat et ces occasions délicates où le magistrat tient entre ses mains les plus hautes destinées : les chercher, c'est affectation; les éviter, c'est foiblesse; les le regarder avec indifférence, et n'y envisager que simple devoir, c'est la véritable grandeur de l'homme juste.

Mais qu'il est rare de trouver cette fermeté d'ame dans ceux mêmes qui font une profession publique de

vertu !

Combien en voit-on qui croient avoir beaucoup fait pour la justice, parce qu'ils se flattent de n'avoir rien fait contre elle; qui rougissant de la combattre, et craignant de la défendre, osent encore se croire innocens, et se laver les mains devant tout le peuple, comme s'ils n'étoient pas coupables d'une injustice qu'ils ont commise en ne s'y opposant pas.

Qui n'est point pour la justice, est contr'elle; et quiconque délibère s'il la défendra, l'a déjà trahie. Malheur au juge prévaricateur, qui donne sa voix à l'iniquité! mais malheur aussi au tiède magistrat qui refuse son suffrage à la justice! Et qu'importe après tout, au foible qui est opprimé, de succomber la par prévarication, ou de périr par la lâcheté de celui qui devoit être son défenseur ? Peut-être ce magistrat qui fuit aux premières approches du péril, auroit-il fait triompher le bon droit par son suffrage, ou si sa vertu avoit eu le malheur d'être accablée par le nombre, il auroit été vaincu glorieusement avec la justice, et il auroit fait envier aux vainqueurs mêmes la gloire d'une telle défaite.

Mais après avoir déploré la foiblesse de ces déserteurs de la justice, qui l'abandonnent au jour du combat, ne nous sera-t-il pas permis d'accuser ici l'aveugle facilité avec laquelle les magistrats violent tous les jours la sainteté d'un secret, qui est la force du foible et la sûreté de la justice? On ne respecte plus la religion d'un serment solennel; le mystère des jugemens est profané; la confiance réciproque des ministres de la loi est anéantie; la plus sainte de toutes les sociétés devient souvent la plus infidèle; le juge n'est pas en sûreté à côté du juge même; la timide vertu ne peut presque soutenir la crainte d'être trahie; le voile du temple est rompu, et l'iniquité voyant à découvert tout ce qui se passe dans le sanctuaire, fait trembler la justice jusque sur ses autels.

Cependant une infidélité si coupable, si dangereuse, est mise au rang de ces fautes légères qui échappent tous les jours à l'homme juste, tant il est rare de trouver un cœur entièrement dominé par la justice, qui ait toujours devant les yeux l'image sévère du devoir, et qui sache supporter avec joie, dans toutes les fonctions de son ministère, et sa propre impuissance et la toute-puissance de la loi.

Mais si sa domination paroît souvent trop pesante au magistrat dans la majesté même du tribunal, pourra-t-il en souffrir encore la contrainte, lorsqu'il

ne sera plus dans le temple de la justice? Et ne croirat-il pas au contraire être sorti heureusement d'un lieu de servitude, pour entrer dans une terre plus libre, et dans le séjour de l'indépendance.

C'est alors qu'impatient de jouir d'un pouvoir trop long-temps suspendu, il voudra commencer enfin à être magistrat pour lui-même après l'avoir été pour la justice.

Ardent à signaler son crédit, il envoye, pour ainsi dire, sa dignité devant lui; il veut qu'elle lui ouvre tous les passages, qu'elle applanisse toutes les voies, que tous les obstacles disparoissent en sa présence, que tout genou fléchisse, et que toute langue confesse qu'il est le maître. Combien de facilités aveugles, combien de complaisances suspectes, combien d'offices équivoques, exigés, ou, pour mieux dire, extorqués des ministres inférieurs de la justice! les moindres difficultés l'irritent; la plus légère résistance est un attentat à son autorité; il se croiroit déshonoré si on osoit lui refuser ce qu'il demande; malheureux de ne pas sentir que ce qui le déshonore véritablement, est de demander, sans rougir, ce qu'on devroit lui refuser !

Heureux le sort de Caton, disoit un de ses admirateurs, à qui personne n'ose demander une injustice! plus heureux encore d'avoir su parvenir à cette rare félicité, en ne demandant jamais que la justice! Tel est le grand modèle du sage magistrat loin de se laisser prévenir en faveur de son autorité, il redoute son propre crédit, il craint la considération que l'on a pour sa dignité; et s'il conserve encore quelque prévention, ce n'est que contre lui-même. Toujours prêt à se condamner dans ses propres intérêts, et plus attentif encore, s'il est possible, sur les grâces qu'il demande, que sur la justice qu'il rend, il porte souvent sa scrupuleuse modération jusqu'à ne vouloir pas exposer la foiblesse de ses inférieurs à la ten

tation de n'oser lui résister.

La justice est pour lui une vertu de tous les lieux et de tous les temps; loin des yeux du public, et

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