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Qu'ils n'écoutent donc pas les discours séduisans de ceux qui affoiblis par feur mollesse, ou aveuglés par leur intérêt, regardent l'amour du bien public, comme une vieille erreur dont ils se sont heureusement désabusés, et insultent à la simplicité de l'homme de bien, dont le zèle trop crédule se laisse encore éblouir par cette vaine et fatigante illusion.

Nous avouons, il est vrai, et nous voudrions pouvoir le dissimuler, que le service du public devient tous les jours plus difficile; mais ne croyons pas qu'il puisse jamais devenir impossible à l'homme de bien. Son pouvoir est plus étendu que souvent il ne le croit lui-même. Ses forces croissent avec son zèle, et en faisant tout ce qui lui est possible, il mérite enfin d'exécuter ce qui d'abord lui paroissoit impossible.

C'est cette sainte ambition qui doit nous soutenir dans l'exercice de ces fonctions aussi glorieuses que pénibles, où nous avons le bonheur d'être dévoués d'une manière singulière à la recherche du bien public.

C'est à nous-mêmes que nous devons appliquer tout ce que le devoir de notre ministère nous oblige de remettre devant vos yeux. Nous avons bien moins cherché dans toute la suite de ce discours à exciter l'ardeur des autres magistrats, qu'à ranimer la nôtre, et dans ce jour où nous exerçons l'office de censeur c'est à nous principalement que nous adressons notre

censure.

Chargés de la défense des intérêts publics, nous tremblons tous les jours à la vue d'un fardeau sous le poids duquel nous avouons que notre foiblesse succombe souvent. Heureux si cet aveu que nous en faisons aux yeux du sénat, pouvoit nous faire mériter son indulgence, et si en confessant nos fautes passées, nous pouvions commencer par-là, à accomplir le vœu que nous renouvelons en ce jour, de nous appliquer plus fortement que jamais à les réparer.

NEUVIÈME MERCURIALE,

PRONONCÉE À LA SAINT-MARTIN, 1706:

L'AUTORITÉ DU MAGISTRAT,
ET SA SOUMISSION A L'AUTOrité de la lOI.

POUVOIR tout pour la justice, et ne pouvoir rien pour soi-même, c'est l'honorable, mais pénible condition du magistrat.

Que l'ambitieux se flatte du faux honneur de pouvoir tout ce qu'il désire; la gloire solide de l'homme juste est de confesser avec joie qu'il n'est le maître de rien.

Mais que la vertu lui fait acheter chèrement cette gloire, et qu'il en coûte à celui que sa dignité met au-dessus des autres hommes, pour s'élever par sa modération, au-dessus de sa dignité même.

Tout ce qui environne le magistrat semble conspirer à le séduire tout ce qu'il voit autour de lui, lui offre d'abord l'image agréable, et, si l'on ose le dire, la trompeuse idole de son autorité.

L'éclat de la pourpre dont il est revêtu; les honneurs que l'on rend à sa dignité et que son amourpropre ne manque guères de rapporter à sa personne; le silence majestueux de son tribunal; ce respect, cette sainte frayeur, et cette espèce de religion, avec laquelle on diroit que le timide plaideur y vient invoquer la puissance du magistrat; enfin, l'autorité suprême et le destin irrévocable des oracles qui sortent de sa bouche, tout semble l'élever au-dessus de l'homme, et l'approcher de la divinité.

Il parle, et tout obéit à sa voix : il commande, et tout s'exécute : devant lui tombent et s'anéantissent toutes les grandeurs de la terre : il voit tous les jours.

à ses pieds ceux mêmes dont on adore, ou dont on craint la fortune. D'autant plus soumis qu'ils sont plus élevés, de grands intérêts leur inspirent de grandes bassesses; et devenant en apparence les humbles sujets, les esclaves rampans de la magistrature, le premier artifice qu'ils emploient pour se rendre les maîtres du magistrat, est de lui persuader qu'il est le maître de tout.

Malheur à celui qui, renversant les idées naturelles des choses, a commencé le premier à donner le nom de grâce à ce qui n'étoit que justice, et qui offrant un encens criminel au magistrat, lui a fait l'injure de le remercier d'un bien que le magistrat ne pouvoit lui refuser, et de le louer ne n'avoir pas fait un crime.

Non que le magistrat, jaloux de son autorité, soit toujours assez aveugle pour croire sur la foi du plaideur artificieux, que le ministre de la loi peut dominer sur la loi même..

Mais s'il rougiroit de succomber à une tentation si grossière, n'écoutera-t-il point les conseils dangereux de cet amour-propre plus délié, qui veut composer avec la règle, chercher un milieu entre le vice et la vertu, et qui insinue souvent au magistrat, que s'il ne lui est pas permis d'usurper l'empire de la justice, il ne lui est pas toujours défendu de le partager avec elle.

Ainsi se forme dans son cœur le coupable projet d'un partage téméraire entre le pouvoir de l'homme et celui de la loi.

Bientôt amateur de l'indépendance, et avide d'étendre sa domination, il lui échappera des désirs secrets de ne laisser à la justice que ces causes faciles, dont la décision est gravée avec des traits si lumineux dans les tables de la loi, qu'il n'est pas possible de la méconnoître; et se réservant toutes celles que le plaideur subtil aura su couvrir d'un nuage épais, il voudra peut-être que tous les doutes fassent partie de son domaine; ou du moins il se persuadera bientôt qu'il est des questions vérita

blement problématiques, où la justice incertaine, chancelante, et presque contraire à elle-même, abandonne sa balance à la volonté souveraine du magistrat.

Nous savons que la Providence permet quelquefois que des causes obscures fassent naître une espèce de guerre innocente entre les ministres de la justice où tous les avantages paroissent également partagés ; où l'on voit combattre la vertu contre la vertu, la doctrine contre la doctrine, l'expérience contre l'expérience; et où l'orgueil de l'homme pleinement confondu, est obligé de reconnoître l'humiliante incertitude des jugemens humains.

Mais vouloir que l'esprit d'un seul magistrat, partagé comme par deux factions contraires, devienne le théâtre de cette guerre civile, et que dans ce combat qui se passe, pour ainsi dire, entre lui et lui-même, il ne puisse jamais savoir de quel côté penche la victoire, c'est se laisser surprendre par une douce imposture, que l'amour de l'indépendance se plaît à former.

Rentrons au-dedans de nous-mêmes, et interrogeons notre cœur entre deux routes différentes qui s'ouvrent en même temps à nos yeux, il en est toujours une qui nous plaît plus que l'autre, et qui nous attire à elle comme par des chaînes invisibles, et par un charme secret que nous ne pouvons nous cacher à nous-mêmes, sans cela, notre esprit entraîné d'un côté par une pente naturelle, et retenu de l'autre par un égal contrepoids, demeureroit immobile; et ébloui plus qu'éclairé par deux jours opposés, son attention ne produiroit que le doute, et sa lumière ne seroit que ténèbres.

Que le magistrat convaincu de sa propre foiblesse, hésite avec tremblement, entre deux partis qui semblent d'abord lui offrir également l'image respectable de la vérité; nous n'en sommes pas surpris, et nous louons même sa sainte délicatesse. Mais s'il est de bonne foi, ce doute ne sauroit durer long-temps; un rayon de clarté, digne fruit d'une vive et persévérante

attention, percera ces nuages qui troubloient la sérénité de son ame; un calme profond succédera à cet orage, et la tempête même le jettera dans le port

C'est alors que goûtant cette heureuse paix qui est réservée à l'homme juste, il apprendra à ne pas confondre ce doute innocent, qui est comme le travail pénible par leque! notre ame enfante la vérité, avec ce doute criminel qui craint la lumière, qui chérit ses tenebres, et qui se plaît à répandre une nuit favorable à l'autorité du magistrat, où son esprit frappé d'un aveuglement volontaire, veut souvent douter de tout, afin de pouvoir tout.

Mais que serviroit au magistrat d'avoir su éviter cet écueil, si, pour fuir l'illusion de ce doute imaginaire, il se précipitoit dans l'extrémité opposée d'une soudaine et présomptueuse liberté de décision; véritable caractère de ces esprits indépendans, qui regardent la domination de la loi comme un joug servile sous lequel la hauteur de leur raison dédaigne de s'abaisser.

C'est en vain que pour déguiser leur révolte contre la règle, ils osent quelquefois combattre la justice. sous le voile spécieux de l'équité.

Premier objet du législateur, dépositaire de son esprit, compagne inséparable de la loi ; l'équité ne peut jamais être contraire à la loi même. Tout ce qui blesse cette équité, véritable source de toutes les lois, ne résiste pas moins à la justice : le législateur l'auroit condamné, s'il l'avoit pu prévoir; et si le magistrat qui est la loi vivante, peut suppléer alors au silence de la loi morte, ce n'est pas pour combattre la règle, c'est au contraire pour l'accomplir plus parfaite

ment.

Mais cette espèce d'équité, qui n'est autre chose que l'esprit même de la loi, n'est pas celle dont le magistrat ambitieux se déclare le défenseur; il veut établir sa domination, et c'est pour cela qu'il appelle à son secours cette équité arbitraire dont la commode flexibilité reçoit aisément toutes les impressions de la volonté du magistrat. Dangereux instrument de la

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