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SEPTIÈME MERCURIALE,

PRONONCÉE A LA SAINT-MARTIN, 1704 :

DE L'ESPRIT ET DE LA SCIENCE.

Tous les hommes désirent d'avoir de l'esprit ; mais ce bien qui est l'objet de leurs souhaits, est le présent le plus dangereux que la nature puisse faire au magistrat, si trop sensible à cet avantage, et dédaignant le secours de la science, il est assez malheureux pour n'avoir que de l'esprit.

Tel est cependant le malheur d'un grand nombre de magistrats. Sous les yeux de la justice et au milieu de son empire, s'élève une secte contagieuse que son esprit éblouit, et que ses lumières aveuglent; qui est née dans le sein de la mollesse, dont le caractère est la présomption, et dont le dogme dominant est le mépris de la science et l'horreur du travail.

Le magistrat, nous l'entendons dire tous les jours, n'a besoin que d'un esprit vif et pénétrant. Le bon sens est un trésor commun à tous les hommes. Emprunter les lumières d'autrui, c'est faire injure aux nôtres. La science ne fait souvent naître que des doutes c'est à la raison seule qu'il appartient de décider; que manque-t-il à celui qu'elle éclaire? C'est elle qui a inspiré les législateurs; et quiconque la possède est aussi sage que la loi même.

Ainsi parle tous les jours une ignorance présomptueuse. Et qu'est-ce que cet esprit, dont tant de jeunes magistrats se flattent vainement?

Penser peu, parler de tout, ne douter de rien; n'habiter que les dehors de son ame, et ne cultiver que la superficie de son esprit ; s'exprimer heureusement; avoir un tour d'imagination agréable, une conversation légère et délicate, et savoir plaire sans

savoir se faire estimer; être né avec le talent équivoque d'une conception prompte, et se croire parlà au-dessus de la réflexion ; voler d'objets en objets,

en approfondir aucun; cueillir rapidement toutes les fleurs, et ne donner jamais aux fruits le temps de parvenir à leur maturité, c'est une foible peinture de ce qu'il plaît à notre siècle d'honorer du nom d'esprit.

Esprit plus brillant que solide, lumière souvent trompeuse et infidèle, l'attention le fatigue, la raison le contraint, l'autorité le révolte; incapable de persévérance dans la recherche de la vérité, elle échappe encore plus à son inconstance qu'à sa paresse.

Tels sont presque toujours ces esprits orgueilleux par impuissance, et dédaigneux par foiblesse, qui désespérant d'acquérir par leurs travaux la science de leur état, cherchent à s'en venger par le plaisir qu'ils prennent à en médire.

Nous savons qu'il est une science peu digne des efforts de l'esprit humain; ou plutôt, il est des savans peu estimables, en qui le bon sens paroît comme accablé sous le poids d'une fatigante érudition. L'art qui ne doit qu'aider la nature, l'étouffe chez eux, et la rend impuissante. On diroit qu'en apprenant les pensées des autres, ils se soient condamnés euxmêmes à ne plus penser, et que sa science leur ait fait perdre l'usage de leur raison. Chargés de richesses superflues, souvent le nécessaire leur manque; ils savent tout ce qu'il faut ignorer, et ils n'ignorent que ce qu'ils devroient savoir.

A Dieu ne plaise qu'une telle science devienne jamais objet des veilles du magistrat! Mais ne cherchons point aussi à faire des défauts de quelques savans, le crime de la science même.

Il est une culture savante; il est un art ingénieux, qui loin d'étouffer la nature et de la rendre stérile, augmente ses forces et lui donne une heureuse fécondité; une doctrine judicieuse, moins attentive à nous tracer l'histoire des pensées d'autrui, qu'à nous apprendre à bien penser; qui nous met, pour ainsi dire,

dans la pleine possession de notre raison, et qui semble nous la donner une seconde fois, en nous apprenant à nous en servir; enfin une science d'usage et de société, qui n'amasse que pour répandre, et qui n'acquiert que pour donner. Profonde sans obscurité, riche sans confusion, vaste sans incertitude, elle éclaire notre intelligence, elle étend les bornes de notre esprit, elle fixe et assure nos jugemens. Notre ame enchaînée dans les liens du corps, et comme courbée vers la terre, ne se releveroit jamais, si la science ne lui tendoit la main pour la rappeler à la sublimité de son origine.

La vérité est en même temps sa lumière, sa perfection, son bonheur. Mais ce bien si précieux est entre les mains de la science : c'est à elle qu'il est réservé de le découvrir à nos foibles yeux. Elle dissipe le nuage des préventions; elle fait tomber le voile des préjugés : elle irrite continuellement cette soif de la vérité que nous apportons en naissant; elle forme dans notre ame l'heureuse habitude de connoître, de sentir sa présence, et de saisir le vrai comme par goût et par

instinct.

En vain nous nous glorifions de la force et de la rapidité de notre génie si la science ne le conduit, son impétuosité ne sert souvent qu'à l'emporter au-delà de la raison. La nature la plus heureuse se nuit à elle-même par sa propre fécondité: plus elle est abondante, plus elle est menacée de tomber dans une espèce de luxe, qui l'épuise d'abord et la fait bientôt dégénérer, si une main savante ne retranche cette superfluité dangereuse, et ne coupe avec art ces rameaux inutiles qui consument vainement le plus pur suc de la terre.

C'est ainsi qu'une adroite culture sait augmenter les forces de notre ame; elle l'empêche de se dissiper par une agitation frivole, de s'épuiser par une ardeur imprudente, de s'évaporer par une vaine subtilité. Ce feu qui, dispersé et répandu hors de sa sphère, n'avoit pas même de chaleur sensible, renfermé dans son centre et réuni comme en un point, dévore et

consume en un moment tout ce qui s'offre à son activité.

Par cet innocent artifice, combien a-t-on vu d'esprits prits médiocres atteindre et souvent surpasser la hauteur des génies les plus sublimes ! Une heureuse éducation leur a appris dès l'enfance, à mettre à profit tous les momens de leur attention; et en leur inspirant le goût d'une véritable et solide doctrine, elle leur a donné la méthode de l'acquérir; présent que la science seule peut faire, et qui est encore plus précieux que la science même.

Avec ce rare talent, la justice n'a plus pour eux de mystère caché, ui de profondeur impénétrable : ils parlent, et les ténèbres se dissipent, le chaos se débrouille, et l'ordre succède à la confusion.

C'est par de semblables prodiges que l'art a la gloire de vaincre la nature, que le bonheur de l'éducation l'emporte sur celui de la naissance, et que la doctrine ose s'élever au-dessus de l'esprit même.

Mais c'est peu pour elle de l'éclairer, elle doit encore l'étendre et l'enrichir; et c'est le seul avantage que ses ennemis même sont forcés de lui accorder.

Par elle, l'homme ose franchir les bornes étroites dans lesquelles il semble que la nature l'ait renfermé : citoyen de toutes les républiques, habitant de tous les empires, le monde entier est sa patrie. La science, comme un guide aussi fidèle que rapide, le conduit de pays en pays, de royaume en royaume; elle lui en découvre les lois, les mœurs, la religion, le gouvernement: il revient chargé des dépouilles de l'orient et de l'occident; et joignant les richesses étrangères à ses propres trésors, il semble que la science lui ait appris à rendre toutes les nations de la terre tributaires de sa doctrine.

Dédaignant les bornes des temps comme celles des lieux, on diroit qu'elle l'ait fait vivre long-temps avant sa naissance. C'est l'homme de tous les siècles, comme de tous les pays. Tous les sages de l'antiquité ont pensé, ont parlé, ont agi pour lui : ou plutôt il a

vécu avec eux, il a entendu leurs leçons, il a été le témoin de leurs grands exemples. Plus attentif encore à exprimer leurs moeurs qu'à admirer leurs lumières, quels aiguillons leurs paroles ne laissentelles pas dans son esprit ? Quelle sainte jalousie leurs actions n'allument-elles pas dans son cœur?

Ainsi nos pères s'animoient à la vertu. Une noble émulation les portoit à rendre à leur tour Athènes et Rome même jalouses de leur gloire; ils vouloient surpasser les Aristides en justice, les Phocions en constance, les Fabrices en modération, et les Catons même en vertu.

Si les exemples de sagesse, de grandeur d'ame, de générosité, d'amour de la patrie, deviennent plus rares que jamais, c'est parce que la mollesse et la vanité de notre âge ont rompu les noeuds de cette douce et utile société que la science forme entre les vivans et ces illustres morts dont elle ranime les cendres pour en former le modèle de notre conduite.

Où sont aujourd'hui les magistrats qui travaillent à rétablir ce commerce si avantageux, si nécessaire à l'homme de bien? Loin de chercher dans la science l'agréable et l'utile, on n'y cherche pas même l'essentiel et le nécessaire; et il semble qu'on ignore qu'elle seule peut fixer l'incertitude de nos jugemens.

Sans elle, possesseur timide et chancelant de ses propres sentimens, le magistrat cède souvent l'empire de son ame aux premiers efforts de quiconque ose l'usurper; ou s'il fait encore quelque résistance, il se défend plus par l'usage que par la raison; il décide peut-être heureusement, mais il ne sauroit se rendre compte à lui-même de sa décision. Renfermé dans le cercle des jugemens dont il a été le témoin, il ne peut sortir de ses bornes étroites sans s'exposer à faire autant de chutes que de démarches; et confondant les faits qu'il devroit distinguer, il substitue des exemples qu'il applique mal, à des lois qu'il ne lit jamais.

Ainsi s'égarent souvent ceux qui n'ont que l'usage pour guide.

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