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qui doit animer le magistrat, qu'il en fera dans les occasions un sacrifice éclatant à son devoir. Mais que c'est peu connoître notre cœur! il ne partage pas si long-temps ses affections. Ou la raison y règne en souveraine, et alors elle le détache de tous les autres objets ou par des combats continuels elle le fatigue, elle vient à lui paroître importune et trop sévère, il ne la suit plus qu'à regret ; et dans la fausse idée d'acheter son repos, il cesse enfin d'écouter une voix qui le trouble sans le déterminer.

Il n'en est pas ainsi du sage magistrat qui joint à l'éloignement de ces vices, l'heureux secours de l'habitude. Loin de voir diminuer peu à peu sa vertu, il éprouve au contraire qu'elle acquiert tous les jours de nouvelles forces; elle devient inébranlable, et le soutient contre le torrent qui entraîne les autres home mes; les mœurs simples sont les seules digues insurmontables aux passions.

L'ambition écartera-t-elle de son devoir un magistrat qui n'est point sensible aux récompenses qu'elle promet? Plus attentif aux devoirs qu'exigent les dignités, qu'à l'éclat qu'elles répandent: il craint de nouveaux honneurs, loin de s'empresser à les chercher. Il se borne à remplir les obligations de son état. Un nouveau joug ne lui paroît pas mériter les soins qu'il faut prendre pour se l'imposer.

Quelle différence de sentiment entre le magistrat ambitieux, et celui qui se dévoue à une vertueuse simplicité! L'un fait servir ses devoirs à ses projets; l'autre, sans être distrait par des projets, n'envisage que son devoir. Les talens de l'un ne sont utiles au public, que quand il croit qu'ils peuvent être utiles à ses desseins; les services de l'autre sont dégagés de tout désir de récompense, et il s'en trouve assez payé par la satisfaction intérieure de faire le bien. De secrètes inquiétudes, des attentions incommodes, des agitations continuelles, des mouvemens souvent inutiles troublent toute la vie de l'un; l'autre voit couler ses jours dans une heureuse paix, et ne craint que ce qui pourroit donner atteinte à sa vertu. L'un, après l'accom

plissement de ses plus ardens désirs, voit son bonheur lui échapper dans le sein de la possession même : il forme de nouveaux voeux. Ce qu'il n'a point encore, efface dans son esprit ce qu'il a eu tant de peine à obtenir, et pour tout fruit de ses travaux il ne sent souvent que le poids accablant des remords; l'autre toujours heureux, toujours tranquille, se renferme dans sa vertu, et content de servir sa patrie dans les fonctions dont elle l'a chargé, il lui fait sans regret le sacrifice d'une fortune à laquelle il auroit pu aspirer. Enfin l'un est consumé par l'ennui d'un tumultueux esclavage qui avilit la noblesse de sa profession; l'autre goûte le plaisir d'une heureuse indépendance des passions, qui l'élève au-dessus de sa dignité même.

La simplicité de mœurs fait encore ignorer au magistrat ces timides ménagemens, ces retours secrets d'amour-propre, ces vues de fortune pour soi, ou pour sa famille, qui portent l'ame à désirer que la cause la plus accréditée soit la plus juste, et la séduisent quelquefois jusqu'à lui faire croire ce qu'elle désire. Peut-on seulement soupçonner que de tels sentimens trouvent entrée dans un cœur qui ne connoît que le devoir; qui ne regarde les plus illustres cliens qu'avec les yeux de la justice, devant qui toutes les conditions disparoissent; et qui, peu touché d'un éclat extérieur, n'est conduit que par la lumière pure de la raison et de la vérité.

Le luxe en multipliant les besoins, allume la soif des richesses, et entretient dans le cœur un fonds de cupidité; la simplicité des mœurs en détachant le magistrat des objets extérieurs, est comme un rempart impénétrable qui défend sa vertu.

Nous ne parlons point de cette indigne corruption qui n'ose pénétrer dans ces lieux sacrés; elle y seroit regardée comme ces monstres, horreur de la nature, qu'on prend soin d'étouffer dès leur naissance; mais il est des mouvemens d'intérêt plus imperceptibles, et qu'on se cache à soi-même, qui font qu'on voit avec moins de peine des incidens qui rendent la décision d'une contestation plus lente et plus ruineuse;

qu'on s'oppose avec moins de fermeté à cette multiplication immodérée d'écritures inutiles; qu'on a moins d'attention à ménager ces instans si précieux aux parties; qu'on semble même regarder comme une possession et comme une espèce de patrimoine, un procès considérable; et qu'on s'afflige comme d'une perte domestique, d'une sage conciliation qui, en modérant la rigueur des prétentions qui divisoient les parties, rapproche en même temps et les intérêts et les cœurs.

On ne craindra point ces foiblesses dans un magistrat qui se renferme dans les bornes que lui prescrit une modeste simplicité. Content des dons qu'il a reçus de la fortune, ou si elle le traite en mère injuste, riche au moins par sa modération, il est possesseur d'un bien supérieur à cette opulence à laquelle il ne porte point envie. Heureux si laissant à ses descendans le patrimoine de ses pères, accru seulement de sa réputation, il peut leur transmettre le mépris du luxe et du faste, et leur apprendre par son exemple plus encore que par ses discours, combien la simplicité de mœurs est utile à la conservation des vertus de son état !

Offrons à ce sage magistrat un motif encore plus grand et véritablement digne de l'animer, le bien de l'état même.

Il sait qu'il doit au public non-seulement la dispensation de la justice, mais encore l'exemple de la vertu; le peuple devient aisément imitateur de ceux qu'il respecte. Les foiblesses des personnes que leur état expose à un plus grand jour, sont plus dangereuses que les vices mêmes de ceux que leur sort cache dans l'obscurité. Plus le pouvoir s'accroît, plus l'attention à fuir l'erreur doit redoubler; et les peuples sont véritablement heureux, lorsque des vertus sans nombre accompagnent une puissance sans bornes.

Après l'exemple de ceux en qui réside la suprême puissance, il n'en est point qui fasse plus d'impression sur l'esprit des peuples que celui des magistrats. Le ministre de la justice est par état l'ennemi des vices qui peuvent troubler la société civile; l'interprète des

lois est en même temps le censeur des désordres qu'elles condamnent.

De tous les vices contre lesquels il doit s'armer, il n'en est point de plus pernicieux que le faste et la fausse grandeur. L'esprit de simplicité prévient tous les maux que ces passions entraînent avec elles; il peut seul arrêter ce poison subtil qui se communique peu à peu à toutes les parties du corps de l'état, et qui par un feu caché le mine et le détruit.

Il n'en faut point douter; ces jalousies odieuses entre les professions qui ne cherchent à s'élever à l'envi les unes au-dessus des autres, que par un vain éclat extérieur; ces efforts pour soutenir un pompeux appareil que souvent la fortune ne permet pas, et que la raison condamne toujours; ces chagrins renfermés dans le secret du domestique, mais vifs et cuisans, qu'inspire l'impuissance de briller au gré de sa vanité; cet oubli criminel du bien public toujours sacrifié à des vues particulières; cet indigne empressement à chercher les routes de la fortune, quelquefois aux dépens de son innocence; cet esclavage honteux où l'on captive jusqu'à ses lumières, où l'on désapprend à penser pour s'attacher aux idées fausses de ceux dont on attend des secours ou des bienfaits; enfin cet esprit général de servitude si différent de la noble obéissance: tous ces vices, la ruine des familles, la perte des vertus, et par une suite nécessaire l'affoiblissement de l'état, doivent leur naissance à l'amour du faste, el ne peuvent être réprimés que par l'exemple des personnes publiques, et la simplicité respectable de leurs moeurs.

Cet éclat extérieur dont les yeux étoient éblouis, commence à paroître frivole, lorsqu'on voit qu'il est négligé par les sages; on cesse de l'admirer quand on ne le trouve point dans ceux qu'on révère le désir du bien public succède insensiblement à la recherche de ces faux biens; le service de l'état devient alors l'affaire de toutes les conditions; il n'est personne qui ne mette sou bonheur à travailler dans sa profession à la grandeur de son prince et de sa patrie; et le public,

juste dispensateur de la gloire, proportionne l'honneur aux services qu'on s'empresse à lui rendre.

C'est ainsi que s'est accrue cette puissance si redoutable des Romains; la simplicité des mœurs de leurs premiers citoyens les a rendus plus recommandables encore que leurs victoires, ou plutôt elle produisoit en même temps et leur grandeur et leurs succès; la magnificence et le faste ont préparé leur ruine, et la décadence de leur empire a été présagé par leur éloignement de la simplicité des mœurs anciennes.

Sans chercher des exemples étrangers, nos anciens héros qui ont chassé de l'intérieur du royaume les fiers ennemis de l'état, et porté le nom français jusqu'aux extrémités du monde, n'ont-ils pas puisé leur valeur, et cet amour éclatant pour leur patrie, dans le sein de la vie simple et frugale? Et après avoir rempli l'univers du bruit de leurs exploits, ils venoient jouir de leur gloire dans ces mêmes retraites qui leur avoient donné la naissance, et dont la simplicité blesse aujourd'hui les yeux de leurs superbes descendans.

Ces chefs illustres des compagnies, ces sénateurs vénérables qui les secondoient, choisis quelquefois par des souverains étrangers pour être les arbitres de leurs différens; ces magistrats, l'honneur de ce tribunal auguste, qui par des décisions respectées dans tous les siècles, ont transmis jusqu'à nous le dépôt inviolable de ces maximes adoptées par les ordonnances de nos rois, ou consacrées par l'usage de tous les temps, ont-ils dû leur gloire au luxe et à la somptuosité? et notre délicatesse au contraire ne seroit-elle pas blessée du seul récit de ce que les histoires particulieres nous apprennent de la simplicité de leurs

mœurs ?

Jusqu'à nous la magistrature s'étoit préservée de la corruption générale; elle a été long-temps l'unique asile où la simplicité de mœurs sembloit s'être retirée, et avec elle toutes les vertus qui l'accompa gnent.

Des prétextes frivoles ont enfin altéré cette inno

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