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de Grandpré était telle que, pour le forcer, l'ennemi devait d'abord culbuter tous les postes défendus par une formidable avantgarde, passer la rivière d'Aire sans ponts, et déboucher enfin dans un bassin découvert et resserré, sous le triple feu du château de Grandpré, de l'artillerie de position du village de Senuc, et enfin des pièces de canon qui couvraient le front du camp. Gardien de cette route de feu qu'il fallait franchir pour pénétrer au cœur de la France, Dumouriez attendit que la France se levat derrière lui.

XI. — Il était temps. Longwy venait d'être pris en deux jours, Verdun était compromis. Les armées du roi de Prusse et celles de l'empereur, longtemps contenues dans l'inaction par l'indécision de leur généralisme, allaient recevoir de leur impatience, et du 10 août, une impulsion que leur chef se refusait à leur donner.

Le duc de Brunswick, depuis l'ouverture de cette guerre, avait pour système la temporisation; mais, en ralentissant l'attaque, il donnait à la défense le temps de se reconnaitre. La guerre offensive ne doit pas accorder de temps, la gu 'rre défensive doit le disputer heure par heure; car le temps, qui use les forces des armées d'invasion, est le premier auxiliaire des guerres nationales. Le duc de Brunswick, accoutumé aux manœuvres savantes et étudiées de la stratégie allemande, procédait avec la circonspection et avec la lenteur d'un joueur d'échecs. C'était le métier contre l'enthousiasme. Le métier devait être vaincu.

Ces lenteurs d'ailleurs étaient favorisées par les négociations qui se croisaient au quartier général des coalisés. On a vu qu'à la conférence de Coblentz, entre l'empereur et le roi de Prusse, il avait été convenu que les émigrés français ne seraient pas réunis aux armées d'opération, de peur d'irriter la France contre le joug qu'une noblesse impopulaire aurait l'air de lui rapporter les armes à la main. Le marquis de Bouillé, conseiller militaire du roi de Prusse, proposa d'adoucir cette mesure blessante pour les émigrés. Il fut convenu qu'on les diviserait en trois corps: l'un, de dix mille gentilshommes, qui serait attaché à la grande armée du duc de Brunswick; les deux autres, de cinq mille gentilshommes chacun, qui seraient employés, l'un sous le prince de Condé en Flandre, l'autre sous le duc de Bourbon sur le Rhin.

Ces trois corps d'émigrés, ainsi distribués, ne devaient cependant marcher qu'en seconde ligne, pour éviter de souiller leur épée du sang français, et pour rallier seulement à eux, derrière l'armée d'opération, les déserteurs et les régiments entiers que la défection des corps français leur promettait.

Les négociations contradictoires du baron de Breteuil, de M. de Calonne et de M. de Moustier compliquaient aussi la marche des affaires et suspendaient l'action des puissances. Le baron de Breteuil, chargé des pouvoirs de Louis XVI, s'opposait en son nom à ce que les cabinets étrangers reconnussent en France une autre autorité légitime que celle du roi. M. de Calonne, agent des princes et leur plénipotentiaire à Coblentz, revendiquait la régence pour le comte de Provence, pendant l'impuissance constatée ou la captivité déguisée de Louis XVI. M. de Moustier, envoyé par le comte de Provence pour remplacer M. de Calonne devenu odieux aux émigrés, insistait avec énergie pour obtenir cette reconnaissance des droits du comte de Provence à l'administration du royaume reconquis. La Russie favorisait cette ambition du prince pressé d'exploiter un règne idéal. L'empereur, par l'insinuation secrète de Marie-Antoinette, sa sœur, qui craignait la domination de ses beaux-frères, se refusait à déclarer ainsi le détrônement, de fait, du roi dont il allait restaurer l'autorité méconnue par ses sujets. Des conférences auxquelles assistèrent le roi de Prusse, le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le prince de Nassau, ne résolurent rien.

La nouvelle du 10 août éclata enfin au quartier général des coalisés. En vain le duc de Brunswick voulut atermoyer encore. L'ascendant du roi de Prusse fit violence à son indécision. »Si nous ne pouvons plus arriver à temps pour sauver le roi,« s'écria-t-il dans le conseil de guerre, marchons pour sauver la royauté, Le lendemain, l'armée se mit en marche. Le 19 août, après avoir fait quarante licues en cinq jours, elle franchit enfin la frontière et campa à Tiercelet, où s'opéra sa jonction avec le corps autrichien du général Cla`rfayt.

A ce pas décisif le duc de Brunswick hésita de nouveau, et, ayant demandé un autre conseil de guerre, il représenta au roi qu'il augurait mal d'une invasion tentée au cœur d'un pays où l'énergie insurrectionnelle allait jusqu'à l'emprisonnement du

roi et jusqu'au massacre de s s gardes. »Qui sait,« ajouta-t-il, "si notre première victoire ne sera pas le signal de la mort du roi?« Frédéric-Guillaume, raffermi dans ses résolutions par les conseils du comte de Schulenberg, son ministre, et par les chefs émigrés, altérés de leur patric, accueillit avec un mécontentement visible les éternelles circonspections de son général. » Quelque affreuse que soit la situation de la famille royale« dit-il, »les armées ne doivent pas rétrograder: je désire de toute mon àme arriver à temps pour délivrer le roi de France; mais, avant tout, mon devoir est de sauver l'Europe.<

XII. Le 20, l'armée investit la forteresse de Longwy. Le bombardement commencé dans la nuit du 21, et interrompu par un orage où le feu et les torrents du ciel éteignirent le feu des assiégeants, reprit le lendemain. Trois cents bombes tombées dans la place et quelques maisons incendiées déterminèrent le commandant Lavergne à une capitulation qui commençait la campagne par une honte. La désertion de La Fayette, annoncée en même temps aux coalisés, enfla leur cœur d'une double joie. Sile duc de Brunswick eût profité de cet élan de l'armée et de ces avances de la fortune, pour opérer avec promptitude sur la frontière centrale, rien ne pouvait l'arrêter que les murs de Paris. Laissant quelques milliers d'hommes devant Thionville, il pouvait se jeter avec une masse imposante sur l'armée de La Fayette privée de son général et non encore ralliée sous la main de Dumouriez; cette armée, désorganisée et écrasée par le nombre, tombait devant lui. Ou bien il pouvait s'emparer, avant Dumouriez, des défilés de l'Argonne, seule barrière naturelle entre la Marne et Paris, et fondre sur la capitale avant que le patriotisme des départements l'eût couverte d'un rempart de volontaires. Le duc de Brunswick ne prit ni l'un ni l'autre de ces partis et ne parla que de prudence et de tâtonnements, à l'heure où la seule prudence était de la témérité. Ou le duc de Brunswick fut trahi par son génie, ou il trahit lui-même la cause que les rois de l'Europe avaient remise dans ses mains. Il lassa l'ardeur de FrédéricGuillaume, à force de lui créer des obstacles. Il perdit dix jours à attendre ses renforts, comme s'il n'eût pas eu assez de soixante et douze mille hommes pour en attaquer dix-sept mille, épars en faibles détachements sur une ligne de quinze lieues entre

Sedan et Sainte-Menehould. Tout lui fut prétexte pour amortir sa propre armée. Le roi de Prusse, combattu entre son respect pour la vieille gloire militaire de son généralissime et l'évidence de ses fautes, se refusa trop longtemps à reconnaître que le cœur du duc de Brunswick retenait son bras, et qu'il attaquait avec répugnance une cause qui'l lui avait offert et qui lui offrait encore une couronne. Le duc voyait-il l'éventualité de cette couronne pour prix de ses ménagements envers la France révolutionnaire? Sa lenteur autorise le soupçon, et sa retraite le confirme. Les causes naturelles sont insuffisantes à expliquer tant de faiblesse ou tant de complicité.

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XIII. Pendant ces dix jours, Verdun tomba; mais Dumouriez avait créé dans les défilés de l'Argonne des retranchements et une armée plus inexpugnables que les garnisons et les remparts dont l'ennemi s'emparait au prix du temps. L'armée coalisée ne parut que le 30 août sur les hauteurs du mont SaintMichel, qui domine Verdun. Le roi de Prusse et le duc de Brunswick campèrent à Grand-Bras sur la rive droite de la Meuse, au-dessous de la ville. Verdun, faiblement fortifiée, mais capable de résister un certain temps à un siége, avait une garnison de trois mille cinq cents hommes commandés par le colonel Beaurepaire, officier intrépide et patriote digne des temps antiques. Le bombardement commença le 31, et incendia plusieurs édifices. La place répondait mal à l'ennemi. Les pièces manquaient de canonniers, les canons manquaient d'affûts de recharge. La population était royaliste et redoutait l'assaut. Le roi de Prusse offrit une suspension d'armes de quelques heures. Elle fut acceptée.

Un conseil de défense, composé d'habitants et de magistrats civils, auxquels l'assemblée législative avait confié l'autorité suprême dans les villes en état de siége, par défiance de l'armée, s'assembla. Ce conseil de guerre décida que la ville était hors d'état de résister. Beaurepaire et ses principaux officiers, au nombre desquels se trouvaient de jeunes lieutenants qui furent depuis les généraux Lemoine, Dufour, Marceau, grands noms de nos guerres futures, s'opposèrent en vain à une capitulation prématurée. Ils convenaient que la ville ne pouvait subir un long siége, mais ils voulaient au moins qu'elle tombât avec

honneur. Le conseil se précipita dans l'opprobre. La capitulation fut décidée.

Beaurepaire, rejetant la plume qu'on lui présentait: "Messieurs, dit-il, j'ai juré de ne rendre qu'un cadavre aux ennemis de mon pays...Survivez à votre honte, si vous le pouvez; quant à moi, fidèle à mes serments, voici mon dernier mot: Je meurs libre. Je lègue mon sang en opprobre aux làches, et en exemple aux braves. En achevant ces mots, il sort et se tire un coup de pistolet dans la poitrine.

Cet acte d'héroïsme ne fit pas même rougir les membres du conseil. On enleva le cadavre et on signa la reddition de Verdun. Les jeunes filles des principaux habitants de la ville, parées de robes de fète, allèrent processionnellement semer des fleurs sur les pas du roi de Prusse à son entrée dans la ville. Ce crime, absous par le sexe, par l'âge et par l'innocence, les conduisit plus tard à l'échafaud. La garnison sortit avec les honneurs de la guerre. Un fourgon, attelé de chevaux noirs, et recouvert d'un drapeau tricolore pour linceul, emmena le corps de Beaurepaire, dont les soldats ne voulurent pas laisser le cadavre prisonnier. L'assemblée législative vota les honneurs funèbres à Beaurepaire. Son cœur fut placé au Panthéon. Le jeune Marceau, dont l'éloquente indignation avait protesté contre la capitulation, partagea les témoignages de l'admiration publique. II avait perdu en sortant de Verdun, ses chevaux, ses équipages. "Que voulez-vous que la nation vous rende?« lui demanda un représentant du peuple en mission à l'armée de Demouriez. »Mon sabre,« répondit laconiquement Marceau.

XIV. - Les nouvelles de la fuite de La Fayette, de l'entrée de l'armée coalisée sur le territoire, de la prise de Longwy et de la capitulation de Verdun éclatèrent dans Paris comme des coups de foudre. La consternation se répandit sur tous les visages. Les étrangers à six marches de la capitale, la trahison dans l'armée, la lâcheté dans les villes, l'effroi dans les campagnes, la joie secrète dans le cœur des complices de l'émigration, un gouvernement renversé, une assemblée dissoute, une catastrophe dans un interrègne, une guerre étrangère dans une guerre civile ; jamais la France n'avait touché de plus près à ces jours sinistres qui présagent la décomposition des nations. Tout était mort en elle,

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