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Roland, homme estimable ma's morose, avait les exigences de la faiblesse sans en avoir la reconnaissance et la grâce envers sa compagne. Elle lui restait fidèle par respect d'elle-même plus que par attrait pour lui. Ils aimaient la même cause, la liberté. Mais le fanatisme de Roland était froid comme l'orgueil, celui de sa femme enflammé comme l'amour. Elle s'immolait tous les jours à la gloire de son mari, à peine s'apercevait-il du sacrifice. On lit dans son cœur qu'elle porte ce joug avec fierté, mais que ce joug lui pèse. Elle peint. Buzot avec complaisance et comme l'idéal d'une félicité intérieure. »Sensible, ardent, mélancolique,« dit-elle, »contemplateur passionné de la nature, il paraît fait pour goûter et pour donner le bonheur. Cet homme oublierait l'univers dans les douceurs des vertus privées. Capable d'élans sublimes et de constantes affections, le vulgaire, qui aime à rabaisser ce qu'il ne peut égaler, l'accuse de rêverie. D'une figure douce, d'une taille élégante, il fait régner dans son costume ce soin, cette propreté, cette décence qui annoncent le respect de soi-même et des autres. Pendant que la lie de la nation porte les flatteurs et les corrupteurs du peuple aux affaires, pendant que les égorgeurs jurent, boivent et se vêtent de haillons pour fraterniser avec la populace, Buzot professe la morale de Socrate et conserve la politesse de Scipion. Aussi on rase sa maison et on le bannit comme Aristide. Je m'étonne qu'ils n'aient pas décrété qu'on oublierait son nom!<< L'homme dont elle parlait en ces termes du fond de son cachot, la veille de sa mort, exilé, errant, caché dans les grottes de Saint-Émilion, tomba comme frappé de la foudre, et resta plusieurs jours en démence en apprenant la mort de madame Roland.

Danton, dont le nom commençait à s'élever au-dessus de la foule où il avait acquis une notoriété jusque-là un peu triviale, rechercha à la même époque l'intimité de madame Roland. On se demandait quel était le secret de l'ascendant croissant de cet homme, d'où il sortait, ce qu'il était, où il marchait. On remontait à son origine, à sa première apparition sur la scène du peuple, à ses premières liaisons avec les personnages célèbres du temps. On cherchait dans des mystères la cause de sa prodigieuse popularité, Elle était surtout dans sa nature.

X.

Danton n'était pas seulement un de ces aventuriers de la démagogie qui surgissent, comme Mazaniello ou comme Hébert, des bouillonnements des masses. Il sortait des rangs intermédiaires et du cœur même de la nation. Sa famille, pure, probe, propriétaire et industrielle, ancienne de nom, honorable de mœurs, était établie à Arcis-sur-Aube et possédait un domaine rural aux environs de cette petite ville. Elle était du nombre de ces familles modestes mais considérées qui ont pour base le sol, pour occupation principale la culture, mais qui donnent à leurs fils l'éducation morale et littéraire la plus compléte, et qui les préparent ainsi aux professions libérales de la société. Le père de Danton était mort jeune. Sa mère s'était remariée à un fabricant d'Arcis-sur-Aube, qui possédait et qui dirigeait une petite filature. On voit encore près de la rivière, en dehors de la ville, dans un site gracieux, la maison moitié citadine, moitié rustique, et le jardin au bord de l'Aube où s'écoula l'enfance de Danton.

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Son beau-père, M. Ricordin, soigna son éducation comme il eût soigné celle de son propre fils. L'enfant était ouvert, communicatif; on l'aimait malgré sa laideur et sa turbulence. Car sa laideur rayonnait d'intelligence, et sa fougue s'apaisait et se repentait à la moindre caresse de sa mère. Il fit ses études à Troyes, capitale de la Champagne. Rebelle à la discipline, paresseux au travail, aimé de ses maîtres et de ses condisciples, sa rapide compréhension l'égalait en un clin d'œil aux plus assidus. Son instinct le dispensait de réflexion. Il n'apprenait rien, il devinait tout. Ses camarades l'appelaient Catilina. Il acceptait ce nom et jouait quelquefois avec eux aux séditions et aux tumultes, qu'il suscitait ou qu'il calmait par ses harangues, comme s'il eût répété à l'école les rôles de sa vie.

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XI. Monsieur et madame Ricordin, déjà avancés en âge, lui remirent, après son éducation, la modique fortune de son père. Il vint achever ses études de droit à Paris et acheta une place d'avocat au parlement. Il l'exerça peu et sans éclat. Il méprisait la chicane. Son âme et sa parole avaient les proportions des grandes causes du peuple et du trône. L'assemblée constituante commençait à les agiter. Danton, attentif et passionné, était impatient de s'y mêler. Il recherchait les hommes éclatants dont

la parole ébranlait la France. Il s'attacha à Mirabeau. Il se lia avec Camille Desmoulins, Marat, Robespierre, Pétion, Brune depuis maréchal, Fabre d'Eglantine, le duc d'Orléans, Laclos, Lacroix et tous les agitateurs illustres ou subalternes qui remuaient alors Paris. Il passait ses jours dans les tribunes à l'assemblée, dans les promenades, dans les cafés; ses nuits dans les Quelques mots heureux, quelques harangues brèves, quelques éclats de foudre mystérieux et surtout sa chevelure semblable à une crinière, son geste gigantesque, sa voix tonnante le firent remarquer. Mais sous les qualités purement physiques de l'orateur, des hommes d'élite remarquèrent un profond bon sens et une connaissance instinctive du cœur humain. Sous l'agitateur ils pressentirent l'homme d'Etat. Danton, en effet, lisait l'histoire, étudiait les orateurs antiques, s'exerçait à la véritable éloquence, celle qui éclaire en passionnant, et préméditait un rôle bien au-dessus de son rôle actuel. Il ne demandait au mouvement que de le soulever assez pour qu'il pût le dominer ensuite.

Il épousa mademoiselle Charpentier, fille d'un limonadier du quai de l'Ecole. Cette jeune femme prit de l'empire sur lui par sa tendresse et le ramena insensiblement des désordres de sa jeunesse à des habitudes domestiques plus régulières. Elle éteignit la fougue de ses passions, mais sans pouvoir éteindre celle qui survivait à toutes les autres: l'ambition d'une grande destinée. Danton, retiré dans un petit appartement de la cour du Commerce, auprès de l'appartement de son beau-père, vécut dans une studieuse médiocrité, ne recevant qu'un petit nombre d'amis, admirateurs de son talent et attachés à sa fortune. Les plus assidus étaient Camille Desmoulins, Pétion et Brune. De ces conciliabules partaient les signaux des grandes séditions. Les subsides secrets de la cour y vinrent tenter la cupidité du chef de la jeunesse révolutionnaire. Il ne les repoussa pas et s'en servit tout à la fois pour exciter et pour modérer les agitations de l'opinion.

Il eut de ce premier mariage deux fils, que sa mort laissa orphelins au berceau et qui recueillirent son modique héritage à Arcis-sur-Aube. Ces deux fils de Danton, effrayés du bruit de leur nom, vivent encore, retirés sur un domaine de famille, qu'ils

cultivent de leurs propres mains. Ils ont replié à eux dans une honnête et laborieuse obscurité toute la renommée de leur père. Comme le fils de Cromwell, ils ont aimé d'autant plus l'ombre et le silence de la vie que leur nom avait eu un trop sinistre éclat et un trop orageux retentissement dans le monde. Ils sont restés dans le célibat pour qu'il s'éteignit avec eux.

En ce moment Danton, à qui ses instincts ambitieux révélaient le prochain retour de fortune des girondins, cherchait à s'attacher à ce parti naissant et à leur donner l'impression de sa valeur et de son importance. Madame Roland le flattait mais avec crainte et répugnance, comme la femme flatte le lion.

XII. Pendant que les girondins échauffaient à Paris la colère du peuple contre le roi, les hostilités commençaient en Belgique par des revers qu'on imputait aux trahisons de la cour. Ces revers furent produits par trois causes: l'hésitation des généraux, qui ne surent pas donner à leurs troupes l'élan qui emporte les masses et qui intimide les résistances; la désorganisation des armées, que l'émigration avait privées de leurs anciens officiers et qui n'avaient pas encore confiance dans les nouveaux; enfin l'indiscipline, élément des révolutions, que les clubs et le jacobinisme fomentaient dans les corps. Une armée qui discute est comme une main qui voudrait penser.

La Fayette, au lieu de marcher dès le premier moment sur Namur, conformément au plan de Dumouriez, perdit un temps précieux à rassembler et à organiser son armée à Givet et au camp de Ransenne. Au lieu de donner aux autres généraux en ligne avec lui l'exemple et le signal de l'invasion et de la victoire en occupant Namur, il tâtonna le pays avec dix mille hommes, laissant le reste de ses forces cantonné en France, et il se replia à la première annonce des échecs subis par les détachements de Biron et de Théobald Dillon. Ces échecs furent honteux pour nos troupes, mais partiels et passagers. C'était l'étonnement d'une armée désaccoutumée de la guerre, qui s'effrayait d'entrer en lice avec toute l'Europe, mais qui, comme un soldat de première campagne, ne tarda pas à s'aguerrir.

Le duc de Lauzun commandait sous La Fayette, on l'appelait le général Biron. C'était un homme de cour, passé sincèrement au parti du peuple. Jeune, beau, chevaleresque, doué de cette

gaieté intrépide qui joue avec la mort, il portait l'honneur aristocratique dans les rangs républicains. Aimé des soldats, adoré des femmes, familier dans les camps, roué dans les cours, il était de cette école de vices éclatants dont le maréchal de Richelieu avait été le type en France. On allait jusqu'à dire que la reine elle-même l'avait aimé sans avoir pu fixer son inconstance. Ami du duc d'Orléans, compagnon de ses débauches, il n'avait néanmoins jamais conspiré avec lui. Toute perfidie lui était odieuse, toute bassesse de cœur l'indignait. I adoptait la révolution comme une noble idée dont il voulait bien être le soldat, jamais le complice. Il ne trahit pas le roi, il conserva toujours un culte de pitié et d'attendrissement pour la reine. Passionné pour la philosophie et pour la liberté, au lieu de les fomenter dans les factions, il les défendait dans la guerre. Il changea le dévouement pour les rois en dévouement à la patrie. Cette noble cause et les tristesses tragiques de la révolution donnèrent à son caractère une trempe mâle, et le firent combattre et mourir avec la conscience d'un héros.

Il était campé avec dix mille hommes à Quiévrain. Il marcha au général autrichien Beaulieu, qui occupait les hauteurs de Mons avec une très-faible armée. Dieu régiments de dragons, qui formaient l'avant-garde de Biron, en apercevant les troupes de Beaulieu, sont saisis d'une panique soudaine. Les soldats crient à la trahison. Leurs officiers s'efforcent en vain de les raffermir: ils tournent bride, sèment le désordre et la peur dans les colonnes. L'armée entière se débande et suit machinalement ce courant de la fuite. Biron et ses aides de camp se précipitent au milieu des troupes pour les arrêter et les rallier. On leur passe sur le corps, on leur tire des coups de fusil. Le camp de Quiévrain, la caisse militaire, les équipages de Biron lui-même sont pillés par les fuyards.

Pendant que cette déroute sans combat humiliait le premier pas de l'armée française à Quiévrain, des assassinats ensanglantaient notre drapeau à Lille. Le général Dillon était sorti de Lille avec trois mille hommes pour marcher sur Tournay. A peu de distance de cette ville, l'ennemi se montre en plaine au nombre de neuf cents hommes. A son seul aspect, la cavalerie française jette le cri de trahison, passe sur le corps de l'infan

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