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L'impartialité de l'histoire n'est pas celle du miroir qui reflète seulement les objets, c'est celle du juge qui voit, qui écoute, et qui prononce. Des annales ne sont pas de l'histoire: pour qu'elle mérite ce nom, il lui faut une conscience; car elle devient plus tard celle du genre humain. Le récit vivifié par l'imagination, réfléchi et jugé par la sagesse, voilà l'histoire telle que les anciens l'entendaient, et telle que je voudrais moi-même, si Dieu daignait guider ma plume, en laisser un fragment à mon pays. II. Mirabeau venait de mourir. L'instinct du peuple le portait à se presser en foule autour de la maison de son tribun, comme pour demander encore des inspirations à son cercueil; mais Mirabeau vivant lui-même n'en aurait plus eu à donner. Son génie avait pâli devant celui de la révolution; entraîné à un précipice inévitable par le char même qu'il avait lancé, il se cramponnait en vain à la tribune. Les derniers mémoires qu'il adressait au roi, et que l'armoire de fer nous a livrés avec le secret de sa vénalité, témoignent de l'affaissement et du découragement de son intelligence. Ses conseils sont versatiles, incohérents, presque puérils. Tantôt il arrêtera la révolution avec un grain de sable. Tantôt il place le salut de la monarchie dans une proclamation de la couronne et dans une cérémonie royale propre à populariser le roi. Tantôt il veut acheter les applaudissements des tribunes et croit que la nation lui sera vendue avec eux. La petitesse des moyens de salut contraste avec l'immensité croissante des périls. Le désordre est dans ses idées. On sent qu'il a eu la main forcée par les passions qu'il a soulevées, et que, ne pouvant plus les diriger, il les trahit, mais sans pouvoir les perdre. Ce grand agitateur n'est plus qu'un courtisan effrayé qui se réfugie sous le trône, et qui, balbutiant encore les mots terribles de nation et de liberté qui sont dans son rôle, a déjà contracté dans son âme toute la petitesse et toute la vanité des pensées de cour. Le génie fait pitié quand on le voit aux prises avec l'impossible. Mirabeau était le plus fort des hommes de son temps; mais le plus grand des hommes se débattant contre un élément en fureur ne paraît plus qu'un insensé, La chute n'est majestueuse que quand on tombe avec sa vertu.

Les poëtes disent que les nuages prennent la forme des pays qu'ils ont traversés, et, se moulant sur les vallées, sur les plaines,

ou sur les montagnes, en gardent l'empreinte et la promènent dans les cieux. C'est l'image de certains hommes dont le génie pour ainsi dire collectif se modèle sur leur époque et incarne en eux toute l'individualité d'une nation. Mirabeau était un de ces hommes. Il n'inventa pas la révolution, il la manifesta. Sans lui elle serait restée peut-être à l'état d'idée et de tendance. Il naquit, et elle prit en lui la forme, la passion, le langage qui font dire à la foule en voyant une chose: La voilà.

Il était né gentilhomme, d'une famille antique, réfugiée et établie en Provence, mais originaire d'Italie. La souche était toscane. Cette famille était de celles que Florence avait rejetées de son sein dans les orages de sa liberté, et dont le Dante reproche en vers si apres l'exil et la persécution à sa patrie. Le sang de Machiavel et le génie remuant des républiques italiennes se retrouvaient dans tous les individus de cette race. Les proportions de leurs âmes sont au-dessus de leur destinée. Vices, passions, vertus, tout y est hors de ligne. Les femmes y sont angéliques ou perverses, les hommes sublimes ou dépravés, la langue même y est accentuée et grandiose comme les caractères. Il y a dans leurs correspondances les plus familières la coloration et la vibration des langues héroïques de l'Italie. Les ancêtres de Mirabeau parlent de leurs affaires domestiques comme Plutarque des querelles de Marius et de Sylla, de César ou de Pompée. On sent de grands hommes dépaysés dans de petites choses. Mirabeau respira cette majesté et cette virilité domestiques dès le berceau. J'insiste sur ces détails, qui semblent étrangers au récit et qui l'expliquent. La source du génie est souvent dans la race, et la famille est quelquefois la prophétie de la destinée.

III. L'éducation de Mirabeau fut rude et froide comme la main de son père, qu'on appelait l'ami des hommes, mais que son esprit inquiet et sa vanité égoïste rendirent le persécuteur de sa femme et le tyran de ses enfants. Pour toute vertu, on ne lui enseigna que l'honneur. C'est ainsi qu'on appelait alors cette vertu de parade qui n'était souvent que l'extérieur de la probité et l'élégance du vice. Entré de bonne heure au service, il ne prit des mœurs militaires que le goût du libertinage et du jeu. La main de son père l'atteignait partout, non pour le rélever, mais pour l'écraser davantage sous les conséquences de ses fautes. Sa jeu

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