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II.

Que veut cette horde d'esclaves.
De traîtres; de rois conjurés?
Pour qui ces ignobles entraves,
Ces fers dès longtemps préparés?
Français, pour nous, ah! quel outrage!
Quels transports il doit exciter!
C'est nous qu'on ose méditer

De rendre à l'antique esclavage!...

Aux armes, citoyens! formez vos bataillons! Marchons! qu'un sang impur abreuve nos sillons!

III.

IV.

V.

VI.

Amour sacré de la patrie,
Conduis, soutiens nos bras vengeurs.

Liberté, liberté chérie!

Combats avec tes défenseurs !

Sous nos drapeaux que la victoire

Accoure à tes mâles accents;

Que tes ennemis expirants

Voient ton triomphe et notre gloire!...

Aux armes, citoyens! formez vos bataillons! Marchons! qu'un sang impur abreuve nos sillons!

STROPHE DES ENFANTS.

Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n'y seront plus;
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus!
Bien moins jaloux de leur survivre
Que de partager leurs cercueil
Nous aurons le sublime orgueil

De les venger ou de les suivre!...
Aux armes, citoyens! formez vos bataillons!

Marchons! qu'un sang impur abreuve nos sillons!

XXVIII. Ces paroles étaient chantées sur des notes tour à four graves et aiguës, qui semblaient gronder dans la poitrine avec des frémissements sourds de la colère nationale, puis avec la joie de la victoire. Elles avaient quelque chose de solennel comme la mort, de serein comme l'immortelle confiance du patriotisme. On eût dit un écho retrouvé des Thermopyles. C'était de l'héroïsme chanté.

On y entendait le pas cadencé de milliers d'hommes marchant ensemble à la défense des frontières sur le sol rétentissant de la patrie, la voix plaintive des femmes, le vagissement des enfants, les hennissements des chevaux, le sifflement des flammes de l'incendie dévorant les palais et les chaumières; puis les coups sourds de la vengeance frappant et refrappant avec la hache et immolant les ennemis du peuple et les profanateurs du sol. Les notes de cet air ruisselaient comme un drapeau trempé de sang encore chaud sur un champ de bataille. Elles faisaient frémir; mais le frémissement qui courait avec ses vibrations sur le cœur était intrépide. Elles donnaient l'élan, elles voilaient la mort. C'était l'eau de feu de la révolution qui distillait dans le sens et dans l'âme du peuple l'ivresse du combat.

Tous les peuples entendent à de certains moments jaillir ainsi leur âme nationale dans des accents que personne n'a écrits et que tout le monde chante. Tous les sens veulent porter leur tribut au patriotisme et s'encourager mutuellement. Le pied marche, le geste anime, la voix enivre l'oreille, l'oreille remue le cœur. L'homme tout entier se monte comme un instrument d'enthousiasme. L'art devient saint, la danse héroïque, la musique martiale, la poésie populaire. L'hymne qui s'élance à ce moment de toutes les bouches ne périt plus. On ne le profane pas dans les occasions vulgaires. Semblable à ces drapeaux sacrés suspendus aux voûtes des temples et qu'on n'en sort qu'à certains jours, on garde le chant national comme une arme extrême pour les grandes nécessités de la patrie. Le nôtre reçut des circonstances où il jaillit un caractère particulier qui le rend à la fois plus solennel et plus sinistre: la gloire et le crime, la

victoire et la mort semblent entrelacés dans ses refrains. Il fut le chant du patriotisme, mais il fut aussi l'imprécation de la fureur. Il conduisit nos soldats à la frontière, mais il accompagna nos victimes à l'échafaud. Le même fer défend le cœur du pays dans la main du soldat et égorge les victimes dans la main du bour

reau.

XXIX.

La Marseillaise conserve un retentissement de chant de gloire et de cri de mort; glorieuse comme l'un, funèbre comme l'autre, elle rassure la patrie et fait pâlir les citoyens. Voici son origine.

Il y avait alors un jeune officier du génie en garnison à Strasbourg. Son nom était Rouget de Lisle. Il était né à Lons-le-Saunier, dans ce Jura, pays de rêverie et d'énergie, comme le sont toujours les montagnes. Ce jeune homme aimait la guerre comme soldat, la révolution comme penseur; il charmait par les vers et par la musique les lentes impatiences de la garnison. Recherché pour son double talent de musicien et de poëte, il fréquentait familièrement la maison du baron de Dietrich, noble alsacien du parti, constitutionnel, ami de La Fayette et maire de Strasbourg. La femme du baron de Dietrich, ses jeunes amies partageaient l'enthousiasme du patriotisme et de la révolution, qui palpitait surtout aux frontières, comme les crispations du corps menacé sont plus sensibles aux extrémités. Elles aimaient le jeune officier, elles inspiraient son cœur, sa poésie, sa musique. Elles exécutaient les premières ses pensées à peine écloses, confidentes des balbutiements de son génie.

C'était dans l'hiver de 1792. La disette régnait à Strasbourg. La maison de Dietrich, opulente au commencement de la révolution, mais épuisée de sacrifices nécessités par les calamités du temps, s'était appauvrie. Sa table frugale était hospitalière pour Rouget de Lisle. Le jeune officier s'y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frère de la famille. Un jour qu'il n'y avait eu que du pain de munition et quelques tranches de jambon fumée sur la table, Dietrich regarda de Lisle avec une sérénité triste et lui dit: » L'abondance manque à nos festins; mais qu'importe, si l'enthousiasme ne manque pas à nos fêtes civiques et le courage aux cœurs de nos soldats! J'ai encore une dernière bouteille de vin du Rhin dans mon cellier. Qu'on l'ap

porte,« dit-il, »et buvons-la à la liberté et à la patrie! Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie patriotique, il faut que de Lisle puise dans ces dernières gouttes un de ces hymnes qui portent dans l'âme du peuple l'ivresse d'où il a jailli.<< Les jeunes femmes applaudirent, apportèrent le vin, remplirent les verres de Dietrich et du jeune officier jusqu'à ce que la liqueur fût épuisée. Il était tard. La nuit était froide. De Lisle était rêveur; son cœur était ému, sa tête échauffée. Le froid le saisit, il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement l'inspiration tantôt dans les palpitations de son âme de citoyen, tantôt sur le clavier de son instrument d'artiste, composant tantôt l'air avant les paroles, tantôt les paroles avant l'air, et les associant tellement dans sa pensée qu'il ne pouvait savoir lui-même lequel de la note ou du vers était né le premier, et qu'il était impossible de séparer la poésie de la musique et le sentiment de l'expression. Il chantait tout et n'écrivait rien.

XXX.

Accablé de cette inspiration sublime, il s'endormit la tête sur son instrument et ne se réveilla qu'au jour. Les chants de la nuit lui remontèrent avec peine dans la mémoire comme les impressions d'un rêve. Il les écrivit, les nota et courut chez Dietrich. Il le trouva dans son jardin, bêchant de ses propres mains des laitues d'hiver. La femme du maire patriote n'était pas encore levée. Dietrich l'éveilla, il appela quelques amis tous passionnés comme lui pour la musique et capables d'exécuter la composition de de Lisle. Une des jeunes filles accompagnait. Rouget chanta. A la première strophe les visages pâlirent, à la seconde les larmes coulèrent, aux dernières le délire de l'enthousiasme éclata. Dietrich, sa femme, la jeune officier se jetèrent en pleurant dans les bras les uns des autres. L'hymne de la patrie était trouvé! hélas, il devait être aussi l'hymne de la terreur. L'infortuné Dietrich marcha peu de mois aprés à l'échafaud, aux sons de ces notes nées à son foyer du cœur de son ami et de la voix de sa femme.

La nouveau chant, exécuté quelques jours après à Strasbourg, vola de ville en ville sur tous les orchestres populaires. Marseille l'adopta pour être chanté au commencement et à la fin des séances de ses clubs. Les Marseillais le répandirent en France en le chan

tant sur leur route. De là lui vint le nom de Marseillaise. La vieille mère de de Lisle, royaliste et religieuse, épouvantée de la voix de son fils, lui écrivait: "Qu'est-ce donc que cet hymne révolutionnaire que chante une horde de brigands qui traverse la France et auquel on mêle notre nom?« De Lisle lui-même, proscrit en qualité de fédéraliste, l'entendit, en frissonnant, retentir comme une menace de mort à ses oreilles en fuyant dans les sentiers du Jura. "Comment appelle-t-on cet hymne?« demanda-t-il à son guide. »La Marseillaise,« lui répondit le paysan. C'est ainsi qu'il apprit le nom de son propre ouvrage. Il était poursuivi par l'enthousiasme qu'il avait semé derrière lui. Il échappa à peine à la mort. L'arme se retourne contre la main qui l'a forgée. La révolution en démence ne reconnaissait plus sa propre voix!

FIN DU TOME PREMIER.

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