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les Francœur, les Mondonville, les Dauvergne, sont parvenus à se faire un état de vingt ou trente mille livres de rente: aucun de ces grands maîtres n'aurait jamais réussi à gagner cent écus par an en aucun autre pays.

Mile Colombe, Vénitienne, mais vraisemblablement élevée en France, a débuté depuis peu avec le plus grand succès sur le théâtre de la Comédie-Italienne, dans les rôles de Mine Laruette. Cette actrice dansait autrefois dans les ballets de la ComédieItalienne, et s'était fait remarquer par sa beauté. Un Anglais, milord Mazarin, en devint éperdument amoureux, et voulut l'enlever. Ce danger fit quitter le théâtre à la jeune et belle Colombe. Ses parents la menèrent en province, où elle se perfectionna dans le jeu et dans le chant sur plusieurs théâtres. Son début a été des plus brillants. Tous nos auteurs, tant poëtes que musiciens, la regardent comme un sujet de la plus grande espérance. Elle n'est pas, à ce qu'il paraît, de la première jeunesse ; elle a du moins l'air d'avoir environ trente ans. Elle n'a d'autre. défaut que trop de noblesse et trop de beauté pour le caractère des rôles de l'opéra-comique; son port, sa démarche, son maintien, sont ceux d'une reine, d'une princesse, plutôt que ceux d'une Sophie, d'une Rose, d'une Colette. Son regard auguste, noble et tendre, ses grands yeux, les plus beaux du monde, sembleraient plutôt l'appeler à la tragédie. Son jeu est tant soit peu maniéré, mais de cette manière qui plaît encore lors même qu'on la condamne, et que de bons conseils pourront aisément corriger. Elle a une voix charmante et un goût de chant excellent, plein de cette grâce, de cette douceur, de cette facilité qu'on n'a jamais su sentir en France. Aussi le seul reproche que les fins connaisseurs font à Mile Colombe, c'est de ne pas assez prononcer. Que le diable les emporte! Quand ils ne voient pas des poumons enflés comme des ballons, ils ne pensent pas qu'on ait formé un son. Pour moi, c'est sans contredit la première, et peut-être la dernière fois que j'ai entendu chanter sur un théâtre de Paris avec ce charme et cette grâce qui produisent le ravissement: je dis la dernière fois, parce que je ne doute pas qu'on ne conseille à Mile Colombe, très-sérieusement et de très-bonne foi, de forcer sa voix; et comme il est plus aisé de se conformer au goût public que de le corriger, Mile Colombe prendra le parti le plus aisé. Je ne doute pas que cette actrice ne soit reçue; mais, dès

qu'elle sera au théâtre, elle aura beaucoup d'ennemis parmi ses camarades. Toutes les actrices seront jalouses d'elle, et, en vertu de leur droit d'ancienneté, elles l'empêcheront de jouer tant qu'elles pourront.

On assure que le drame intitulé Jean Hennuyer, évêque de Lisieux, est de M. Mercier, auteur de tant de drames romanesques en prose dont aucun n'a pu obtenir les honneurs du théâtre. Je crois que celui-ci, sans être un ouvrage de génie, serait sûr de son succès s'il pouvait être récité au public de Paris assemblé, et je le trouve très supérieur à cet Honnête Criminel de M. Fenouillot de Falbaire, que la faveur publique a si bien accueilli, il y a quelques années, à cause de son sujet. D'ailleurs, il serait bien édifiant de voir sur le théâtre des Tuileries ce qu'on ne voit en aucun lieu de la France, un prélat humain, doux, et en qui la lumière naturelle est encore assez pure pour lui persuader qu'il est affreux de vouloir amener les autres à notre opinion par le feu et par le sang. Je crois qu'on serait venu de tous les coins du royaume pour voir un oiseau si rare. J'espère que les théâtres du Nord l'exposeront à l'admiration publique.

On a fait depuis quelque temps plusieurs gravures en caricature, pour se moquer des coiffures à la mode qui, à force d'être surmontées de boucles et de pompons, sont parvenues à une hauteur démesurée. Plusieurs de ces caricatures sont d'une invention assez grotesque, comme celle où l'on voit le friseur grimpé sur une échelle fort haute pour pouvoir passer les boucles supérieures de la coiffure d'une dame assise devant sa toilette. Mais, à force de multiplier et de varier ces caricatures, on en a fait de très-plates. Quoi qu'il en soit, si cette espèce de satire ne rabaisse pas immédiatement la manière de se coiffer, elle empêchera à coup sûr les coiffures de nos dames et de nos agréables de monter davantage, et c'est quelque chose. La foire Saint-Ovide, qui se tient en septembre et qui était autrefois sur la place Vendôme, a été transférée l'année dernière sur la place de Louis XV pour favoriser le Colisée. Cette translation a fait un tort considérable aux marchands et aux entrepreneurs des différents spectacles de la foire. Un limonadier, en usage de tenir un grand café pendant cette foire, s'est avisé cette année d'un moyen nouveau pour attirer le public dans sa boutique. Il a fait coiffer tous les jours ses musiciens, racleurs de violon, de basse, chanteurs et

chanteuses en caricature, avec d'énormes coiffures qui touchaient au plafond. Mais le grand succès de cette imagination a fait la ruine de l'inventeur. Le public s'est porté en foule dans ce café pour voir cette polissonnerie. On s'y est étouffé. Faute de place, et à force de tumulte, personne n'a pu demander ni prendre le moindre rafraîchissement. Les verres, les vitres, les tables, les siéges, tout a été brisé et abîmé, et le malavisé limonadier forcé de demander une garde à la police pour prévenir la funeste affluence du public.

NOVEMBRE.

Paris, 1er novembre 1772.

L'empereur Joseph II ayant été se promener dans le Prater, sans suite et seul, comme il lui arrive souvent, rencontra une jeune personne qui ne le connaissait pas et qui lui parut affligée. Je crois même qu'elle se plaignit de son sort avec assez d'amertume, sans se douter du témoin qui l'écoutait. Joseph s'approcha d'elle pour lui demander le sujet de ses peines. La jeune personne, voyant un inconnu lui marquer de l'intérêt et de la compassion, lui raconta, avec beaucoup de naïveté et de douleur, que son père, officier dans je ne sais quel régiment, ayant été tué au service de l'impératrice-reine, sa mère, manquant de fortune et de protection, était tombée dans une grande misère, que la dernière cherté avait infiniment augmentée. Elle ajouta qu'ayant subsisté jusqu'à présent de l'ouvrage de leurs mains, cette ressource allait leur échapper faute d'acheteurs, dont le nombre diminuait tous les jours à cause de la dureté des temps, de sorte qu'elles allaient être réduites incessamment à la dernière détresse. L'empereur demanda si elles n'avaient jamais eu aucun secours du gouvernement. « Aucun. » Il demanda ensuite pourquoi la mère n'avait jamais songé à solliciter l'empereur, dont l'accès était si facile. « On dit qu'il est avare, répondit la jeune, personne; ainsi nous n'avons pas tenté une démarche inutile. » Le monarque prit la leçon à profit. "Il donna quelques ducats à la jeune personne avec une bague. Il lui dit qu'il avait l'honneur

d'être au service de l'empereur, qu'il tâcherait de lui être utile auprès de Sa Majesté; il lui marqua le jour et l'heure où elle devait se trouver avec sa mère dans les appartements de l'empereur, parce qu'il y serait de service, et qu'il serait peut-être en état de lui apprendre quelque bonne nouvelle. Il ajouta qu'elle n'avait qu'à représenter la bague qu'il lui donnait pour être admise dans le cabinet de Sa Majesté Impériale, où il se trouverait. La jeune personne crut avoir rencontré son ange tutélaire, et n'eut pas tort. Elle se hâta de faire part à sa mère de son heureuse rencontre. L'empereur ayant pris des informations dans l'intervalle et le récit de la jeune affligée s'étant trouvé conforme à la vérité, il l'attendit au moment prescrit dans son cabinet. Elle ne manqua pas de s'y rendre avec sa mère, dans l'espérance de retrouver son bienfaiteur et de lui remettre sa bague; elle le reconnut en effet bien vite; mais, aux respects qu'on lui rendait, elle reconnut aussitôt l'empereur. Elle se rappela alors ce qu'elle lui avait dit sur l'avarice, et pâlit. Sa Majesté Impériale daigna la rassurer, annonça à la mère une pension sur l'état de la guerre, et dit à sa fille : « Une autre fois vous ne désespérerez jamais d'un cœur juste. » Paroles dignes d'être conservées dans les archives de l'humanité. Voilà le fait tel qu'il a été rapporté dans plusieurs papiers publics de l'année dernière.

Un auteur anonyme1 a cru ce fait propre à être mis sur le théâtre, et à y produire un grand effet. Il en a fait une comédie en trois actes et en vers de dix syllabes. Le poëte a bien senti qu'il ne pouvait pas intituler la pièce Joseph II; en conséquence, il a reculé de quelques siècles le trait historique qui fait le sujet de sa pièce, et il l'a intitulée Albert Ier, ou Adeline. Mais, à ce changement de nom près, il a laissé tout le reste conforme à notre temps et à la vérité des choses; de sorte que vous y trouvez un éloge très-clair de l'impératrice-reine Marie-Thérèse, de madame la dauphine, et par ricochet celui de monseigneur le dauphin et du roi Louis XV. Avec ces passe-ports et le but honnête de faire chérir aux souverains la justice et la bienfaisance, et de nous faire chérir les souverains justes et bienfaisants, l'auteur anonyme avait encore pris la précaution de faire demander

1. L'auteur des Druides, Le Blanc de Guillet; Grimm lui-même le nomme plus tard.

l'agrément de M. le comte de Mercy, ambassadeur de Leurs Majestés Impériales en France, et Son Excellence n'avait rien trouvé dans ses instructions qui pût s'opposer à la représentation d'Adeline. Le censeur de la police avait approuvé la pièce; M. de Sartine avait signé la permission de représenter: en conséquence la pièce était annoncée, affichée pour le 26 octobre dernier, lorsqu'un ordre expédié de Fontainebleau, et arrivé dans la nuit, en défendit la représentation. En attendant que nous sachions les motifs de cette brusque défense, nous sommes toujours sûrs que la pièce ne sera pas jouée, et que les Comédiens en sont pour la dépense qu'ils ont faite en habits et en décorations 1.

Je ne sais si cette pièce aurait obtenu quelque succès au théâtre malgré sa faiblesse et sa platitude, l'audience aurait été peut-être d'un grand effet sur la scène. Avec un peu de talent, l'auteur aurait pu faire le pendant de la Partie de chasse de Henri IV, qui n'est pas un ouvrage de génie, mais qui plaît au théâtre; premièrement, parce que la représentation en est défendue à Paris, ce qui attire toujours la faveur publique; en second lieu, parce qu'elle réveille une foule d'idées accessoires, toutes intéressantes, rappelant la mémoire touchante d'un bon roi. On aurait appelé cette pièce-ci la Partie de promenade de Joseph second, et avec moins de faiblesse et moins de défauts, elle aurait pu partager la réputation de l'autre. Je conviens que ce qu'il y a de plus difficile au monde, c'est de montrer sur le théâtre un souverain sans échasses, sans forfanterie, sans emphase, de le montrer dans son particulier, et de lui conserver de la simplicité et de la dignité en même temps. Au reste, comme la cour ne s'est pas encore approprié le droit de défendre les ouvrages de théâtre à cause de leur faiblesse, à moins de voir les choses de bien près, on ne saurait deviner les motifs qui l'ont portée à défendre la représentation d'une pièce en tout point irrépréhensible; car si l'auteur manque de talent, on ne saurait nier qu'il n'ait les meilleures intentions du monde, et que sa comédie ne soit pour le moins aussi édifiante que les sermons qu'on prêchera à Versailles pendant l'avent du mois prochain.

Molé ayant présenté cette pièce aux Comédiens, et l'auteur

1. Cette pièce ne fut représentée que le 4 février 1775; elle obtint peu de succès.

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