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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE

PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE

JUILLET.

1er juillet 1772.

Je croyais m'être entièrement et pour longtemps tiré du procès intenté aux femmes par maître Thomas, sans corps de délit constaté ni de leur part, ni, malheureusement pour lui, de la sienne. Les femmes n'ayant pas jugé à propos de prendre qualité dans cette discussion judiciaire, résolu, comme je le suis de toute éternité, de n'en jamais condamner aucune sans l'avoir entendue, je pensais que c'était de ma part un devoir de surérogation d'entendre maître Denis Diderot et maître Ferdinand Galiani, clerc, qui, tous les deux jurés experts, l'un de Langres, l'autre de Naples, étaient intervenus dans cette cause de leur plein gré, et sans avoir été provoqués par maître Thomas. Après quoi j'ai renvoyé le jugement d'icelui procès, avec beaucoup d'autres de la même nature, au jugement dernier. Denis ayant refondu son plaidoyer et l'ayant augmenté de plusieurs observations importantes, il est de notre équité de joindre au procès cette pièce telle qu'elle est sortie en dernier lieu de la main du juré expert de Langres, afin que nos seigneurs du jugement dernier y puissent faire droit, si le cas échet1.

Nous avons eu ici le mois dernier un faiseur de miracles des Deux-Ponts : c'est après avoir opéré dans cette dernière ville

1. Voir tome IX, p. 498, note.

avec succès qu'il s'est transporté dans la Jérusalem des Gaules, où il a eu des succès plus grands encore. Et comme l'histoire n'est, pour ceux qui savent lire, qu'une perpétuelle répétition des mêmes événements, ce pauvre Jésus-Christ des Deux-Ponts a eu à peu près le succès de son divin prédécesseur. Il n'a pas, à la vérité, fait son entrée dans Paris sur un âne; mais il n'a pas été moins la victime de la persécution des scribes et pharisiens de la paroisse de Saint-Roch, dans le ressort de laquelle il avait posé son tabernacle. Après dix jours de miracles et de célébrité, il a été enlevé par ordre de la police, conduit à quatre lieues de Paris, et prié de n'y plus revenir.

Il s'était logé dans la rue des Moineaux, butte Saint-Roch. Dans les derniers jours, ses succès firent tant de bruit que cette rue et toutes les rues adjacentes restèrent jour et nuit remplies de monde. La populace attendit même plus de trente-six heures après son départ, dispersée dans les rues, dans l'espérance de le voir revenir. Je n'aurais conseillé à aucun esprit fort de prêcher contre l'authenticité de ses miracles, il aurait couru risque d'être étouffé ou écrasé par la foule des croyants aveugles, sourds, boiteux, estropiés, que la foi et l'espérance avaient rassemblés. Ce bonhomme ne prenait point d'argent. Il avait une fille à qui l'on donnait en sortant. Le peuple assurait qu'il donnait aux pauvres ce qu'il recevait de cette manière. Vous voyez qu'il ne pouvait guère manquer de faire une fortune rapide, si la police ne s'en fût pas mêlée. Il guérissait par attouchement et n'exigeait du malade que la foi en Dieu. Toutes les fois que la guérison ne s'ensuivait point, c'était une preuve que la foi avait manqué. Les femmes ont joué un grand rôle pendant ces jours mémorables. Elles auraient mis en pièces celui de nos philosophes qui les aurait assurées qu'il ne se fait plus de miracles dans ce siècle philosophique. Une mère, entre autres, avait amené à ce saint homme une fille qui était boiteuse. Il lui toucha les hanches, les cuisses, les jambes, la guérit, et lui ordonna de marcher sans béquilles. La fille obéit et tomba au second pas; mais la mère s'écria que la fille était une entêtée qui ne voulait pas marcher par obstination; et en même temps elle lui cassa les béquilles sur le dos et sur les hanches pour la déterminer à marcher. Ces coups rendirent la pauvre fille guérie boiteuse une seconde fois. On fut obligé de lui donner d'autres béquilles. Le saint homme

blama beaucoup l'emportement de la mère, qui avait rendu son miracle inutile; mais toutes les femmes qui virent la fille s'en retourner comme elle était venue sur ses béquilles lui dirent que c'était sa faute.

La police, en faisant enlever ce saint homme au milieu d'une populace entièrement persuadée de l'efficacité de ses attouchements, fut obligée d'user de prudence. On dit que c'était pour le mener à une grande dame qui avait besoin de ses secours, et que ses infirmités retenaient chez elle. On le mena en effet chez un commissaire d'un quartier éloigné, qui le pria de vouloir bien faire quelques miracles. On lui présenta plusieurs infirmes; mais comme ils manquèrent tous de foi, il ne put faire aucune guérison. Sur quoi on lui expédia son congé pour porter son industrie ailleurs.

- Le nom de Ninon de L'Enclos est trop illustre pour chercher à le faire connaître. Tous les beaux esprits, tous les philosophes du siècle de Louis XIV et de celui-ci se sont empressés de le rendre immortel. Cela prouve contre l'assertion, d'ailleurs vraie, de maître Denis Diderot, que l'excès de la galanterie dans une femme, et même l'état de fille, ne sont pas un obstacle insurmontable pour parvenir à l'estime publique, lorsque ces faiblesses ou même les désordres se trouvent réunis à des qualités supérieures. Il vient de passer par la tête de M. de Voltaire de faire Ninon l'héroïne d'une comédie; je ne sais si c'est par reconnaissance du legs qu'elle lui a fait. Ninon ayant vu, sur la fin de ses jours, le jeune Arouet, à peine âgé de dix ans, devina ses talents et lui laissa par son testament sa bibliothèque1. Le légataire a attendu à peu près l'âge qu'avait sa bienfaitrice pour la mettre sur la scène. Il a choisi pour sujet de sa pièce l'histoire si connue des deux dépôts. « On sait, dit-il, que Gourville ayant confié une partie de son bien à cette fille si galante et si philosophe, et une autre à un homme qui passait pour très-dévot, le dévot garda le dépôt pour lui; et celle qu'on regardait comme peu scrupuleuse le rendit fidèlement. » Si je m'en souviens bien, le dépositaire infidèle était un prêtre, confesseur ou directeur d'âmes fort accrédité dans le quartier; mais M. de Voltaire, pour la commodité du théâtre, n'en a fait qu'un marguillier cagot et

Elle lui laissa deux mille francs pour acheter des livres.

fripon, qui cherche même à épouser encore l'autre dépôt en se. proposant pour époux à Ninon. Celle-ci paraît se prêter à cette idée et démasque le fourbe, après avoir produit un second testament de Gourville qui annule le premier. Je ne sais si cette tournure aurait été bonne au Palais pour faire rendre à un infâme hypocrite le dépôt dont il était déjà en possession, et qui lui avait été confié sans témoins; mais au théâtre, on n'y regarde pas de si près, et ce dénoûment, ménagé avec un peu d'art, aurait été plus heureux que celui du Tartuffe. L'abbé de Châteauneuf, ami ou amant de Ninon, rapporte que Molière, accoutumé à la consulter sur tout ce qu'il faisait, lui avait été lire son Tartuffe, et que Ninon le régala à son tour du récit de l'aventure du dépôt, qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de la même espèce. Molière regretta de n'avoir pas su cette histoire, que M. de Voltaire vient de mettre sur la scène sous le titre du Dépositaire, comédie en cinq actes. Il ne manque à cette pièce que la verve et la force comique du Tartuffe pour être sur la même ligne; mais, malgré sa faiblesse extrême, elle ferait peut-être quelque plaisir au théâtre, si elle était jouée par des acteurs d'un grand talent, par des comédiens en état de créer un rôle et de donner une physionomie et de la force à un rôle faible. M. de Voltaire envoya cette pièce à la ComédieFrançaise, il y a quelque temps', et l'on se préparait à la jouer, lorsque des ordres supérieurs en 'défendirent la représentation. Le corps respectable des marguilliers et le corps plus puissant des hypocrites fripons se refusaient également au désir de se donner de nouveau en spectacle. Le patriarche fut obligé de retirer sa pièce, et il vient de prendre le parti de la faire imprimer. Peut-être pourra-t-elle être essayée sur le théâtre, à présent qu'on en connaît l'innocence. Elle est faiblement intriguée, mais elle est écrite avec plus de naturel et de facilité que peutêtre aucune des comédies de M. de Voltaire, du moins de celles qu'il a écrites en vers. Le mal est que ce naturel est souvent fort plat, et qu'il n'y ait point de vers à retenir. C'est toujours un prodige unique que de conserver dans l'extrême vieillesse cette facilité et les agréments dont nous voyons à tout instant des preuves nouvelles.

1. Grimm avait annoncé cet envoi du patriarche à d'Argental, t. VIII, p. 388.

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