Page images
PDF
EPUB

avez en poche les moyens de faire refleurir notre théâtre, que ne vous en servez-vous? C'est un assez beau secret que vous avez là, et vous êtes bien maladroit de ne le pas garder pour vous. Cailhava d'Estandoux, surnommé Molière second, sonnerait assez bien aux oreilles de la postérité. Je promets à M. Cailhava d'Estandoux que, si je fais jamais un ouvrage sur les causes de la décadence du théâtre, je ne dirai pas un seul mot de tout ce qu'il a dit à ce sujet; mais je dirai peut-être ce qu'il n'aurait jamais dit, lui, et ce qu'il n'est pas loisible de dire par le temps qui court. M. Cailhava a enrichi nos théâtres de plusieurs pièces qui en ont prouvé la décadence; à présent qu'il a lu son livre, il sera sans doute le premier à en profiter, et à faire des pièces qui fassent refleurir la scène française.

M. Imbert, jeune poëte, vient de publier le Jugement de Pâris, poëme en quatre chants, avec la toilette d'estampes et de vignettes ordinaire1 il faut être bien sûr de son talent et de la richesse de son imagination pour oser traiter un sujet si rebattu. M. Imbert a cru qu'en faisant parler aux déesses et au berger leur juge, de temps en temps, le langage affecté de nos élégantes et de nos petits-maîtres, il parviendrait à rajeunir son sujet ; c'est à peu près ainsi que M. Wieland a traité les sujets de l'ancienne mythologie. Mais cette tournure, outre qu'elle est très-facile à prendre, est d'un goût détestable, et elle est tout juste ce qui gâte le poëme de M. Imbert, dans lequel on trouve d'ailleurs de la facilité et des détails qui décèlent du goût pour la poésie. Ce poëme est au reste beaucoup trop long. Il y avait à peine de l'étoffe pour deux chants, et l'auteur l'a tiraillée pour en fournir quatre. Cela nuit beaucoup à l'intérêt.

- Il a paru, sur la fin de l'année dernière, une Histoire civile et naturelle du royaume de Siam et des révolutions qui ont bouleversé cet empire jusqu'en 1770, publiée par M. Turpin, sur des manuscrits qui lui ont été communiqués par M. l'évêque de Tabraca, vicaire apostolique de Siam, et autres missionnaires de ce royaume; deux volumes in-12. Il n'en est pas de l'histoire d'un empire comme d'un poëme, d'une tragédie, d'un comédie, d'un conte, d'une nouvelle. On peut lutter contre l'indigence, et se tirer

1. Titre et quatre figures par Moreau, gravés par Née, Duclos, Masquelier et Delaunay, et quatre vignettes par Choffard.

avec succès d'un morceau de littérature qui ne demande qu'un instant de verve. Mais l'histoire! l'histoire d'un peuple! l'histoire d'un peuple éloigné! quel travail, quel temps, quelles connaissances, quel jugement ne suppose-t-elle pas? Or M. Turpin n'a certainement pas ces qualités. Un bon ouvrage intitulé comme le sien est tout ce que je pourrais attendre d'un auteur qui aurait fait, dans les contrées dont il parle, un séjour de vingt ans. Il ne faut donc regarder cet ouvrage que comme une compilation grossie des récits d'un vicaire apostolique et d'un missionnaire, et écrite avec quelque chaleur, car M. Turpin n'est pas froid. J'ouvre son livre, j'y lis qu'on trouve à Siam de petites poules blanches appelées anas, qui sont en même temps mâles et femelles, coqs et poules; et à Laos, des hommes de cent vingt ans qui jouissent encore de la fraîcheur de leur printemps. Je referme le livre, et je vois M. Turpin accoutré comme un chiffonnier, son petit crochet à la main, et jetant, dans la hotte qu'il a sur son dos, toutes les guenilles qu'il rencontre'.

J'ajoute à ces observations que le vicaire apostolique de Siam a trouvé que son rédacteur Turpin s'est donné beaucoup trop de licence, et s'est partout trop écarté de l'esprit des mémoires qu'il lui a remis, et sur lesquels il lui a enjoint de travailler. En conséquence, et sur la demande du vicaire apostolique, il est intervenu un arrêt du conseil qui supprime l'ouvrage de M. Turpin, comme erroné, falsifié, même un peu impie, ce qui pourrait bien lui procurer quelque débit.

Mémoires de Louis de Nogaret, cardinal de La Valette, général des armées du Roi en Allemagne, en Lorraine, en Flandre et en Italie. Ouvrage nécessaire à l'intelligence de l'histoire de Louis XIII et très-utile à la noblesse. Années 1635, 1636, 1637. Deux volumes in-12'. On nous apprend que ces mémoires ont été conservés dans la bibliothèque de M. le marquis de Balesta que je n'ai pas l'honneur de connaître. Il furent rédigés dans le temps par Jacques Talon, secrétaire du cardinal, vraisemblablement sous les yeux de son maître. C'est un livre de bibliothèque à consulter dans l'occasion.

Histoire de l'avènement de la maison de Bourbon au

1. Ce qui précède est de Diderot.

2. Rédigés par le P. Jacques Talon, oratorien, et publiés par Gobet.

trône d'Espagne, dédiée au Roi, par M. Targe. Six volumes in-12. M. Targe, après avoir traduit et continué la peu estimée Histoire d'Angleterre de feu Smolett, écrivain peu estimé à Londres et à Paris, veut aujourd'hui voler de ses propres ailes. Mais il est difficile qu'une corneille s'élève à la hauteur des aigles, c'est-à-dire que M. Targe se soutienne au niveau de M. de Voltaire et de M. Robertson.

[ocr errors]

On vient de publier l'Esprit de Leibnitz en deux volumes in-12, assez forts1. Si cette compilation était faite avec un peu de soin, elle pourrait être utile, car tout le monde n'a ni la capacité ni le loisir d'étudier les idées et les systèmes de l'illustre Leibnitz dans ses œuvres. Mais c'est que nos compilateurs sont des corsaires sans goût, sans connaissances et sans probité. Ils ne cherchent pas à bien faire, et quand ils le voudraient, ils sont trop ignorants pour y réussir. Il n'appartient qu'à un Fontenelle, à un d'Alembert, à un Diderot, de faire l'Esprit de Leibnitz. Il paraît de temps en temps d'étranges brochures en France. En voici une sur l'avilissement de la milice française. C'est sans doute le radotage de quelque vieux militaire retiré. Où diable a-t-il pris que le soldat était avili en France? Les causes qu'il trouve d'un mal qui n'existe pas sont tout aussi imaginaires. II prétend que cela vient de ce que dans le temps du gouvernement féodal les gentilshommes regardaient la milice enrôlée sous leurs drapeaux comme des satellites à leurs gages; et c'est ce qui fait que votre fille est muette.

[ocr errors]

-On a traduit depuis peu le Phédon, ou Entretiens sur la spiritualité et l'immortalité de l'âme, non de Platon, mais de Mosès Mendelson, juif, à Berlin. M. Mosès jouit d'une grande réputation en Allemagne. C'est un célèbre métaphysicien, et son Phédon a fait quelque sensation à Paris, quoique la philosophie dominante ne soit pas dans ce goût-là. M. Mosès s'est permis de mettre dans la bouche de son Socrate beaucoup d'arguments et de raisonnements tirés de la philosophie moderne en faveur du système de l'immortalité de l'âme. Ce Socrate, au lieu d'être le maître de Criton et des autres philosophes d'Athènes, n'est qu'un élève de Leibnitz, de Wolf et de Mosès.

1. Par J.-A. Eymery.

2. (Par Jean-François Lambert.) Au Champ de Mars, 1772, in-12.

On a imprimé à Bouillon, si je ne me trompe, un Traité de la tactique, volume in-4° qui a fait beaucoup de bruit, et dont l'entrée a été sévèrement défendue à Paris. Ce traité est de M. de Guibert, colonel commandant de la légion corse, dont le père est maréchal de camp. Je n'ai pas vu cet ouvrage; mais j'ai vu des gens du métier, éclairés et expérimentés, des officiers généraux en faire le plus grand cas. Le discours préliminaire a étonné par sa franchise et sa hardiesse. L'auteur y traite des causes de la décadence de l'esprit militaire en France. Quoique je ne connaisse pas plus ce discours que le reste de l'ouvrage, je parierais que si je fais mon Traité des causes de la décadence du théâtre, je me rencontrerai plutôt avec la Tactique de M. de Guibert qu'avec l'Art dramatique de M. de Cailhava. On prétend qu'il a été dit au roi que M. de Guibert était punissable, mais que M. le maréchal prince de Soubise a représenté que cette punition, quelle qu'elle fût, ne serait qu'un moyen à peu près sûr de perdre un bon officier, et peut-être même de le faire passer dans un service étranger. On s'est borné en conséquence à défendre l'entrée du livre. Vous pensez bien que dans un ouvrage sur la tactique, il est un peu question du roi de Prusse. Au reste, M. de Guibert est encore un peu jeune. Quand il aura jeté son premier feu, il sera peut-être fâché d'avoir annoncé le plan d'un ouvrage qui serait à lui seul une encyclopédie complète. Un tel ouvrage ne s'annonce que lorsqu'il est fait, et je ne crois pas qu'il soit au pouvoir d'un seul homme de l'exécuter, à moins que cet homme ne soit celui qui proposait par souscription un livre intitulé De Rebus omnibus et quibusdam aliis.

15 juillet 1772.

Depuis la réception de M. l'archevêque de Toulouse à l'Académie française, c'est-à-dire depuis environ deux ans, ce corps a reçu plusieurs atteintes qui ont ébranlé sa constitution. Ce jour fatal, M. Thomas avait répondu, comme directeur, au discours du récipiendaire il s'était étendu avec beaucoup de liberté contre les calomniateurs des gens de lettres. M. Séguier, premier avocat général de l'ancien parlement, et l'un des Quarante de l'Académie, crut se reconnaître dans le portrait du calomniateur tracé d'après nature; et, au lieu de s'en plaindre à

:

l'Académie, comme il convenait, il s'adressa à M. le chancelier. En conséquence, M. le directeur fut vexé de toutes manières. Il lui fut défendu non-seulement de publier ce discours, comme c'est l'usage, mais il fut interdit à perpétuité dans l'exercice du droit de lire aux séances publiques de l'Académie, et il dut se féliciter d'échapper à la Bastille, où il avait été question de lui préparer un logement. L'Académie ne jugea pas à propos de réclamer alors contre ces actes d'autorité, et fit, je crois, très-bien. Elle se borna de statuer qu'on ne lirait plus rien aux séances publiques sans l'avoir examiné auparavant dans une séance particulière, et feu Duclos crut faire un coup de parti en lisant à la réception de M. le prince de Beauvau un précis d'une Histoire de l'Académie française continué, dans lequel il insista le plus indirectement qu'il put sur le droit qu'avait l'Académie de recevoir les ordres de la bouche ou de la plume de son auguste protecteur, sans l'intervention d'aucun ministre. Des intérêts plus importants, des brouilleries plus éclatantes, le renversement de corps plus essentiels et plus anciens, rendirent bientôt le public fort indifférent sur les petites tracasseries de l'Académie; cependant elle gagna quelque chose à la suppression du parlement de Paris. M. Séguier ayant subi le sort de cette compagnie n'eut plus le crédit de tenir la bouche fermée à M. Thomas. M. le chancelier lui rendit la faculté de lire aux séances publiques de l'Académie, à condition d'être bien sage.

L'Académie porte, ainsi que tous les corps, en elle-même le germe de sa destruction. Deux partis s'y font une guerre violente et opiniâtre, quoique sourde. On pourrait chercher en Suède les sobriquets de ces deux partis et les appeler Chapeaux et Bonnets', avec d'autant plus de raison que les évêques et leur séquelle se trouvent tout naturellement coiffés d'un bonnet, et que les philosophes ne sauraient manquer d'être partisans de la liberté dont le symbole est le chapeau. Les Bonnets sont les plus faibles ici, et se trouvent, dans toutes les délibérations académiques, battus par la pluralité des voix, qui est du côté des

1. C'étaient les noms par lesquels on désignait en Suède le parti indépendant et le parti aristocratique, qui avaient pris naissance durant la longue diète de 1738. (T.)

2. En Suède, oui; mais chez les Romains, c'était le bonnet. Les esclaves ne le pouvaient prendre que lorsqu'ils étaient affranchis. (T.)

« PreviousContinue »