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XV. LA ROSE ET LE PAPILLON.

La puissance animale est d'un ordre bien supérieur à la végétale. Le papillon est plus beau et mieux organisé que la rose. Voyez la reine des fleurs, formée de portions sphériques, teinte de la plus 1 riche des couleurs, contrastée par un feuillage 2 du plus beau vert, et balancée par le zéphyr; le papillon la surpasse en harmonies de couleurs, de formes et de mouvements. Considérez avec quel art sont composées les quatre ailes dont il vole, la régularité des écailles qui les recouvrent comme des plumes, la variété de leurs teintes brillantes, les six pattes, armées de griffes, avec lesquelles il résiste aux vents dans son repos, la trompe roulée dont il pompe sa nourriture au sein des fleurs; les antennes, organes exquis du toucher, qui couronnent sa tête; et le réseau admirable d'yeux dont elle est entourée au nombre de plus de douze mille. Mais ce qui le rend bien supérieur à la rose, il a, outre la beauté des formes, les facultés de voir, d'ouïr,5 d'odorer, de savourer, de sentir, de se mouvoir, de vouloir, enfin, une âme douée de passions et d'intelligence. C'est pour le nour

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rir que la rose entr'ouvre les glandes nectarées de son sein; c'est pour en protéger les œufs, collés comme un bracelet autour de ses branches, qu'elle est entourée d'épines. La rose ne voit ni n'entend l'enfant qui accourt pour la cueillir; mais le papillon, posé sur elle, échappe à la main prête à le saisir, s'élève dans les airs, s'abaisse, s'éloigne, se rapproche, et, après s'être joué du chasseur, 10 il prend sa volée, et va chercher sur d'autres fleurs une retraite plus tranquille.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE (1737-1814).

ON ne doit pas juger du mérite d'un homme par ses grandes qualités, mais par l'usage qu'il en sait faire.

LA ROCHEFOUCAULD

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UN Arabe et sa tribu avaient attaqué dans le désert la caravane de Damas; la victoire était complète, et les Arabes étaient déjà occupés à charger leur riche butin, quand les cavaliers du pacha d'Acre, qui venaient à la rencontre de 2 cette caravane, fondirent à l'improviste sur les Arabes victorieux, en tuèrent un grand nombre, firent les autres prisonniers, et, les ayant attachés avec des cordes, les emmenèrent1 à Acre pour en faire présent au pacha. Le chef arabe avait reçu une balle dans le bras pendant le combat; comme sa blessure n'était pas mortelle, les Turcs l'avaient attaché sur un chameau, et, s'étant emparés du cheval, emmenaient le cheval et le cavalier.

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Le soir du jour où ils devaient entrer à Acre,5 ils campèrent avec leurs prisonniers dans les montagnes: l'Arabe blessé avait les jambes liées ensemble par une courroie de cuir, et était étendu près de la tente où couchaient les Turcs. Pendant la nuit, tenu éveillé par la douleur de sa blessure, il entendit hennir son cheval parmi les autres chevaux entravés autour des tentes, selor l'usage des Orientaux: il reconnut sa voix, et, në

pouvant résister au désir d'aller parler encore une fois au compagnon de sa vie, il se traîna péniblement sur la terre à l'aide de ses mains et de ses genoux, et parvint jusqu'à son coursier.9 "Pauvre ami, lui dit-il, que feras-tu parmi les Turcs! tu seras emprisonné avec les chevaux d'un aga ou d'un pacha; les femmes ne t'apporteront plus le lait de chameau ou l'orge dans le creux de la main; tu ne courras plus libre dans le désert comme le vent d'Égypte, tu ne fendras plus du poitrail 10 l'eau du Jourdain, qui rafraîchissait ton poil aussi blanc que ton écume qu'au moins, si je suis esclave, tu restes libre! Tiens,11 va, retourne à la tente que tu connais: va dire à ma femme que je ne reviendrai plus, et passe ta tête entre les rideaux de la tente pour lécher la main de mes petits enfants." En parlant ainsi, il avait rongé avec ses dents la corde de poil de chèvre qui sert d'entraves aux chevaux arabes, et l'animal était libre ; mais voyant son maître blessé et enchaîné à ses pieds, le fidèle et intelligent coursier comprit, avec son instinct, ce qu'aucune langue ne pouvait lui expliquer: il baissa la tête, flaira son maître, et, l'empoignant avec les dents par la ceinture de cuir qu'il avait autour du corps, il partit au galop, et l'emporta jusqu'à ses tentes. En arrivant et en jetant son maître sur le sable aux pieds de sa femme et de ses enfants, le cheval expira de fatigue: toute la tribu l'a pleuré, les poëtes l'ont chanté, et son nom est constamment dans la bouche des Arabes de Jéricho.

Nous n'avons nous-mêmes aucune idée du degré d'intelligence et d'attachement auquel l'habitude de vivre avec la famille, d'être caressé par les enfants, nourri par les femmes, réprimandé ou encouragé par la voix du maître, peut élever l'instinct du cheval arabe.

LAMARTINE (1792-1868).

UN homme, voyant passer son médecin, se détourne; on lui en demande la raison. Je suis honteux, dit-il, de paraître devant lui: il y a si longtemps que je n'ai été malade!

XVIII. LE PAYS DE GENÈVE

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COMME le voyageur est ravi d'admiration 2 lorsque, dans un beau jour d'été, après avoir péniblement traversé les sommets du Jura, il arrive à cette gorge où se déploie subitement devant lui l'immense bassin de Genève, qu'il voit d'un coup d'œil ce beau lac dont les eaux réfléchissent le bleu du ciel, mais plus pur et plus profond; cette vaste campagne, si bien cultivée, peuplée d'habitations si riantes ; ces coteaux qui s'élèvent par degrés, et que revêt une si riche végétation; ces montagnes couvertes de forêts toujours vertes; la crête sourcilleuse 5 des Hautes-Alpes, ceignant ce superbe amphithéâtre, et le MontBlanc, ce géant des montagnes européennes, le couronnant de cet immense groupe de neiges, où la disposition des masses et l'opposition des lumières et des ombres produisent un effet qu'aucune expression ne peut faire concevoir à celui qui ne l'a pas vu! 8 Et ce beau pays, si propre à frapper l'imagination, à nourrir le talent du poëte ou de l'artiste, l'est peut-être encore davantage à réveiller la curiosité du philosophe, à exciter les recherches du physicien.10 C'est vraiment là que la nature semble vouloir se montrer par un plus grand nombre de faces.

Les plantes les plus rares, depuis celles des pays tempérés jusqu'à celles de la zone glaciale, n'y coûtent que quelques pas au botaniste; le zoologiste peut y poursuivre des insectes aussi variés que la nature qui les nourrit; le lac y forme pour le physicien une sorte de mer, par sa profondeur, par son étendue, et même par la violence de ses mouvements; le géologiste, qui ne voit ailleurs que l'écorce extérieure du globe, en trouve là les masses centrales 11 relevées et perçant de toutes parts leurs enveloppes pour se montrer à ses yeux; enfin, le météorologiste y peut à chaque instant observer la formation des nuages, pénétrer dans leur intérieur, ou s'élever au-dessus d'eux.

CUVIER (1769-1832).

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