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Voilà le roman tel qu'il s'est débité; plusieurs circonstances en décèlent la fausseté. Je n'ai ouï dire que la comtesse de Konigsmark ait jamais été en Russie; j'ai bien lu que son amant, le roi Auguste, l'envoya au-devant de son vainqueur Charles XII, et que ce jeune monarque rebroussa chemin pour ne point s'exposer au danger de la voir, ni à la nécessité d'un refus impoli. Si j'ai la mémoire fidèle, le comte de Saxe n'a été en Russie, pour la première fois de sa vie, qu'en 1727, c'est-à-dire, environ huit ou dix ans après la catastrophe de l'infortuné fils de Pierre-le-Grand, indigne sans doute d'un tel père, et plus indigne encore d'être l'arbitre d'un grand empire. Le comte de Saxe n'aurait donc pu voir la princesse dont on expose ici la destinée, que dans sa première jeunesse, à la cour de Brunswick, supposé qu'il y ait été ; comment l'aurait-il reconnue à la première vue, après un laps de temps si considérable, et dans une rencontre où rien ne devait le mettre sur la voie d'un aussi étrange secret? Il est inutile de s'étendre sur les autres détails équivoques de ce récit, et il est bien plus aisé de s'imaginer que quelque oisif ait voulu se jouer de la crédu lité publique, en composant ce roman comme il a pu, que de concilier toutes les contradictions qui s'y trouvent. Ces sortes de mensonges sont d'autant plus sûrs de leur succès, qu'il est impossible de rien éclaircir ou de rien constater à Paris. Tout est vrai ici pendant vingt-quatre

que

heures; les choses les plus hasardées, les plus fausses même se débitent avec une assurance et une chaleur qui ne souffrent pas le doute le plus léger; le lendemain elles sont oubliées avec la même facilité qui leur a donné vogue la veille, et toute enquête serait inutile, parce qu'on la ferait auprès de sourds qui n'ont des oreilles. pour la nouvelle du jour, et qui n'ont conservé aucun souvenir de celle de la veille. Tout ce que j'ai pu savoir à l'égard de Mad. d'Auban, c'est que M. de Sartine n'en avait jamais entendu parler, ce qui ne fortifie pas, à beaucoup près, l'authenticité de ses aventures. Il est bien vrai qu'elles sont antérieures au temps où ce digne magistrat s'est trouvé à la tête de la police; mais il n'est pas naturel qu'il n'y soit resté aucune notice sur un personnage aussi intéressant et aussi singulier.

OBSERVATION de M. Diderot sur le Discours de réception de M. l'abbé Arnaud.

J'ai lu le discours de l'abbé Arnaud. Nulle grâce dans l'expression; pas une miette d'élégance; un ton dur et voisin de l'école. Si vous parlez d'harmonie, soyez harmonieux; c'est sous peine de passer pour un aveugle qui parle de couleur. Quand on se rappelle ou le nombre de Fléchier, ou le charme de Massillon, ou la hauteur et la simplicité de Bossuet, ou la facilité et la négligence de Voltaire, on est choqué du ra

mage sourd et rauque de l'abbé Arnaud. Il tourne sans cesse dans le même cercle d'idées sur les langues. Ce qu'il dit sur la comparaison de la nôtre avec le grec et le latin n'a pas même le mérite d'être répété avec avantage. Et puis de petits écarts étrangers au sujet, qui décéleraient de la pauvreté et de la richesse déplacée. Par exemple, à quoi bon ce parallèle de l'œil et de l'oreille? Il ne manque là-dedans que quelques termes surannés pour nous donner un bon exemple de la rusticité d'un idiome qui commence à se polir. Je croyais que l'abbé pensait davantage. Autrefois il bouillait, aujourd'hui il me cahote; c'était du feu et de la fumée épaisse, à présent le bruit d'une mauvaise voiture.

Le désœuvrement et le goût de la nouveauté ont donné, depuis trois ans, une vogue passagère à ce qu'on a très-ridiculement nommé des vauxhalls en France. Un artificier nommé Torré ayant imaginé de donner au public, pour son argent, deux fois par semaine, des feux d'artifice sur le boulevart du Temple, fut troublé dans son entreprise par les possesseurs des maisons du voisinage, qui, indépendamment de l'incommodité du bruit, se plaignaient du danger auquel cet établissement les exposait. La police défendit ces feux, et Torré, écrasé de dettes qu'il avait contractées dans l'espérance des plus grands profits, imagina d'élever sur son terrain des salles de bal, des cafés, des boutiques de modes, et obtint

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la permission d'y assembler deux fois par semaine le public, depuis cinq jusqu'à dix heures du soir, en faisant payer à l'entrée trente sous par tête. La nouveauté et la compassion pour un pauvre diable abîmé de dettes, sans sa faute, firent prodigieusement réussir cette entreprise, qu'il appela Vauxhall, quoiqu'elle n'eût rien de commun avec le vauxhall de Londres. Bientôt on vit s'élever de toutes parts des vauxhalls qui tomberent aussi rapidement que le premier avait réussi. On en bâtit un à la foire S. Germain pour servir durant la foire depuis le mois de février jusqu'à Pâques de chaque année. Celui-ci, pour se préserver d'une ruine trop prompte, imagina de faire chaque fois une loterie d'un seul lot de cinquante écus pris sur la recette. Il faut dire à la honte du public que ce moyen bas réussit pendant un hiver entier, et attira une foule prodigieuse au Vauxhall de la foire. Bientôt il se forma une compagnie nombreuse et riche qui, s'assurant de l'appui d'une protection puissante, ambitionna le privilége exclusif des vauxhalls de Paris. Elle forma le projet le plus insensé qu'on eût encore vu; elle acheta, à des frais énormes, un terrain considérable à l'extrémité du faubourg SaintHonoré au Roule sur les Champs-Elysées; elle y bâtit, à des frais plus énormes encore, un édifice immense, et dépensa ainsi près de deux millions pour y recevoir deux fois par semaine les oisifs de Paris, à trente sous par tête. On a fait le 23 du mois dernier l'ouverture de cette magnifique

boutique, que l'on a consacrée sous le nom de Colisée, parce qu'on a en effet copié la fameuse rotonde de Rome qui porte ce nom.

On descend dans les Champs-Elysées à une grille qui donne entrée dans une vaste cour circulaire, décorée des deux côtés par une colonnade en treillage d'ordre dorique, laquelle forme une galerie couverte pour arriver au bâtiment sans incommodité en temps de pluie. Quand on a traversé celte cour, on se trouve à la façade formée de quatre colonnes d'ordre dorique et surmontée d'un attique décoré en pilastrés et couronné par un fronton en treillage. On monte par quatre ou cinq marches, et l'on se trouve dans un premier vestibule orné de colonnes d'ordre toscan. Aux deux côtés de ce vestibule, il y a deux escaliers qui conduisent jusqu'en haut sur la plate-forme qui règne tout autour du bâtiment, et d'où, par parenthèse, la vue est fort belle. De ce premier vestibule, en marchant droit devant soi, on passe dans un second qui forme une double galerie dans les entre-colonnemens de laquelle on a placé des boutiques de marchands. De ce vestibule, on passe dans le principal et immense salon en rotonde formé par seize colonnes d'ordre corinthien de quatre pieds de diamètre : voilà l'entrée du côté du midi. Supposez à peu près les mêmes vestibules et les mêmes entrées du côté du nord, de l'orient et de l'occident; supposez tout autour de ce salon une galerie de dix pieds de large, d'où l'on descend aux quatre côtés, par

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