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CHAPITRE X X I.

Changement de matières.

L'ESPAG 'ESPAGNOL finissait à peine son compliment, que le lord Foolishon arriva. C'était une des pratiques que le vieillard m'avait laissées: il venait me prier de lui copier quelques ariettes nouvelles qu'il avait reçues d'Italie. J'avais renoncé au métier de copiste; mais comme ce lord payait très-généreusement, je ne voulus point lui refuser ce qu'il me demandait.

Lorsque ce seigneur m'eut ordonné ce que j'avais à faire, il apperçut père Jean qui cuvait son vin au coin de la cheminée, et me demanda, d'un ton de gentilhomme, qui était cet original? Le révérend entendit ce mot, ouvrit les yeux, et répondit qu'il n'était original ni copie; mais qu'il s'appelait père Jean de Domfront. L'air dont le révérendissime prononça ces paroles déplut au lord, qui lui demanda s'il ignorait à qui il parlait? --- Je

ne m'informe jamais à qui je parle, repartit père Jean: lorsque quelqu'un m'interroge, ou qu'il parle de moi, je conclus que c'est un homme, et je lui réponds comme à mon semblable. Le lord, surpris d'une telle répartie, me demanda si cet homme était ivre. Je lui répondis qu'il avait bu effectivement quelques flacons de trop; mais que quand cela ne serait pas, c'était sa coutume de ne se gêner pour personne. Le seigneur anglais, plus surpris qu'auparavant, me demanda s'il était quaker. Je ne suis ni quaker, ni juif, ni anglican, dit le révérend ; je porte des boutons à mon habit, et un chapeau retroussé; la raison seule mesure mes termes, et non l'orgueil et le préjugé. Si tu étais aussi raisonnable que tu le dis, reprit le lord, tu te conformerais à l'usage; tu saurais distinguer un homme de condition d'avec un crocheteur; et tu aurais pour ce premier les égards dûs à son rang. --- Je ne connais d'autre rang dans le monde, repartit sa révérence, que l'ordre immuable que la nature a établi entre

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les espèces. Un homme est constamment un homme, et jamais une huître. Ces distinctions frivoles, que le hasard a mises parmi ceux de notre espèce, ne sont ni assez solides, ni assez considérables pour en imposer à un homme de bon sens. Celui qui n'est que crocheteur aujourd'hui, peut être demain général d'armée, ou ministre d'état ; il peut être le plus grand prince de l'univers ; de même que celui qui est au pinacle de la fortune, peut être réduit en vingt-quatre heures, à faire des fagots. Mais la vertu, les sentiments..... dit le lord? -- La vertu, sentiments, reprit père Jean, se trouvent indifféremment dans tous les états, et non attachés à aucun rang. Les champs sont couverts d'Alexandres, de Césars, de Turennes et de Colberts, qui labourent la terre; et les premières dignités sont souvent remplies par des Garots et des Colas. La fortune distribue les rangs, et la nature les vertus: l'une ne consulte point l'autre dans ses distributions; c'est pourquoi leurs dons se trouvent si différemment

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les

différemment distribués. - Et la nais

sance? dit le seigneur.

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La naissance,

poursuivit le révérend, est aussi l'effet du hasard: foin d'un homme qui est sorti de la côte de Trajan, s'il ne lui ressemble : l'extraction, les titres, les honneurs et les richesses, ne sont que de vains ornements, qui n'en imposent pas moins aux fats qui en sont revêtus qu'aux sots qui les admirent; mais un homme d'esprit pénètre à travers cet attirail, et juge si le perroquet vaut la cage. (1) Le mérite

(1) » C'est merveille, que sauf nous, aucune chose >> ne s'estime que par ses propres qualités. Nous louons » un cheval de ce qu'il est vigoureux et adroit,

Volucrem

Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Fervet, et exultat rauco victoria circo.

Juv. Sat. VIII.

» non de son harnois ; un levrier, de sa vitesse, non » de son collier; un oiseau, de son aîle, non de ses >> longes et sonnettes. Pourquoi de mesme n'estimons>> nous un homme par ce qui est sien? Il a un grand >> train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente : >> tout cela est autour de lui, non en lui. Vous n'achetez >> pas un chat en poche, si vous marchandez un cheval, 18*

III.

essentiel d'une statue consiste dans la statue même, et non dans la matière dont

les

» vous lui ôtez ses bardes, vous le voyez nud et à dé» couvert : ou, s'il est couvert, comme on le présentait >> anciennement aux princes à vendre, c'est par » parties moins nécessaires, afin que vous ne vous >> amusiez pas à la beauté de son poil, ou à la lar» geur de sa croupe, et que vous vous arrêtiez prin»cipalement à considérer les jambes, les yeux, et les >> pieds, qui sont les membres les plus utiles. ( Voyez » HORAT. Lib. I, Satyr. I1, 86 et seqq.) Pourquoi >> estimant un homme, l'estimez-vous tout enveloppé » et empaqueté? Il ne nous fait montre que des parties >> qui ne sont aucunement siennes, et nous cache celles >> par lesquelles seules on peut vrayment juger de son » estimation. C'est le prix de l'épée que vous cherchez; » non de la guaine : vous n'en donnerez à l'adventure >> pas un quatrain, si vous l'avez despouillée. Il le faut >> juger par lui même, non par ses atours. Et comme >> dit très-plaisamment un ancien : ( Senec. Epist. » LXXI, pag. 221. Ed. Gron ) Savez-vous pourquoi » vous l'estimez grand? vous y comptez la hauteur de » ses patins. La base n'est pas de la statue. Mesurez>> le sans ses échasses. Qu'il mette à part ses richesses et » honneurs, qu'il se présente en chemise. A-t-il le >> corps propre à ses fonctions, sain et allegre? Quelle >>ame a-t-il? Est-elle belle, capable et heureusement » pourvue de toutes ses pièces? Est-elle riche du sien, » ou de l'autrui ? La fortune n'y a-t-elle que voir? Si, >> les yeux ouverts, elle attend les espées traitresses es; >> S'il ne lui chaut par où lui sorte la vie, par la bouche,

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