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CHAPITRE II.

DÉCHÉANCE DU GENRE HUMAIN.

Lacerata est lex et non pervenit usque in finem judicium... laborabunt enim populi in multo igne et gentes in vacuum deficient. HABACUC.

Le simple titre de ce chapitre, mal compris, pourrait faire rebuter mon livre dès les premières pages. Je supplie le lecteur de ne point me juger avec prévention. Je ne viens point ici jeter une parole de mépris à la face de l'humanité, encore moins insulter à l'impuissance de ses efforts; mais, pénétré de douleur à la vue des maux qui pèsent sur elle, j'en recherche les causes pour essayer d'adoucir ce qu'ils ont de guérissable et pour lui apprendre à supporter ce qu'ils ont de fatal. Je suppose qu'au lieu de naître et de grandir au milieu de nous, s'accoutumant ainsi à tout voir sans se rendre compte de rien, un philosophe apparaisse tout à coup

dans ce monde à l'âge de quarante ans. Un spectacle étrange frappera ses regards: au-dessus de sa tête, des globes innombrables roulant avec une majestueuse régularité; à côté de lui, les animaux et les plantes invariablement soumis aux lois de leur être, à celles des climats et des saisons. Et pendant que la nature entière suit ainsi son cours, l'homme seul, semblable au poisson que le filet du pêcheur a brusquement lancé du sein des flots sur le sable aride, s'agite péniblement comme dans les convulsions de l'agonie. Né pour être heureux et libre, il est partout misérable et esclave. Isolé, il mange son semblable pour n'être pas mangé par lui. Réuni en corps de nation, le plus fort opprime le plus faible. Le plus faible parvient-il à briser ses fers, il devient oppresseur à son tour. Despotisme ou anarchie, telle est l'inexorable alternative des peuples. De deux choses l'une, dirait notre philosophe : ou la partie de l'univers que nous habitons n'a pas été faite pour l'homme, et dans ce cas pourquoi y est-il? ou l'homme est sorti des lois de sa naturè, et pourquoi, comment en est-il sorti?

J'ose prendre un instant la place de ce philosophe, et, partant de ce que je vois pour savoir ce qui s'est passé dans les temps antérieurs, j'interroge l'histoire, les traditions, les religions, les usages,. les gouvernements, les systèmes philosophiques; j'interroge l'homme lui-même aux diverses époques de barbarie et de civilisation, et j'arrive à conclure que non-seulement il est déchu de sa nature primitive, mais qu'il est dans l'impossibilité absolue de se relever par lui

même. J'oublie un instant, et je prie le lecteur d'oublier que j'ai l'honneur et le bonheur d'être prêtre. J'entends procéder ici en pur dialecticien, ne comptant pour rien la sainteté de quelques-unes de mes preuves, n'accordant à toutes que le degré d'autorité qu'elles ont par elles-mêmes aux yeux de la raison la plus difficile, mais de la raison éclairée.

L'homme, dans son état primitif, était la réalisation du beau idéal, du type éternel qui préexiste dans l'entendement divin. Il était l'image même du créateur. Ravi de joie au milieu de la nature qui lui souriait comme à son maître, heureux dans le sein de Dieu qui le portait comme son premier-né, qui le glorifiait comme le roi de la création, ébloui par la magnificence de ses prérogatives, l'homme se laissa entraîner par un mouvement d'orgueil, et conçut le dessein de fixer dans son essence la puissance de cause première qui ne convient qu'à Dieu. Usurpateur sacrilége, d'objectif, il voulut se faire subjectif. Dans sa pensée, le voilà souverain, espérant trouver en lui-même la grandeur, la science, la félicité..... Ingrat et insensé, il cède aux insinua-` tions d'une voix étrangère, et c'est à une force occulte. qu'il demande l'intelligence infinie. Il s'élévera pareil à celui qui le soutient, il saura tout..... Déception cruelle ! il s'est éloigné de la source de sa vie, et il n'a trouvé autour de lui qu'une muette et impuissante nature. La voix perfide qui avait glissé dans son cœur une coupable espérance ne se fait même plus entendre. Livré à tout l'effroi de son isolement, le père infortuné des hommes erre à l'aventure, portant dans

son cœur le repentir sans l'espérance. Timide souverain, il fuit....... il n'ose élever ses regards vers le ciel, il craint, il se cache....... Il devait tout savoir, et il ignore même qu'il est inutile de se cacher aux yeux de Dieu! Il a honte, car il sent l'abaissement et la difformité de sa vie morale. Le contre-coup de sa chute a laissé dans sa nature, naguère si pure et si belle, des altérations ineffaçables qu'il transmettra à sa postérité. Il a peur sur le bord de l'abîme où l'ange est tombé, et où il serait infailliblement tombé lui-même, si son intelligence moins développée ne l'eût rendu digne de pitié.

Telle est la croyance unanime et constante du genre humain, et voici les preuves de cette croyance universelle.

I.

Il convient de citer en première ligne la Bible, non pas seulement parce que c'est la plus ancienne des histoires, mais parce que la science en constate tous les jours la scrupuleuse exactitude. Le passé, le présent, l'avenir, tous les grands événements du monde se classent, à la voix de Moïse, avec un ordre, une clarté, une précision qu'il est impossible d'expliquer si l'on n'y reconnaît point l'inspiration divine.

L'historien de la création attribue au genre humain six mille ans d'existence; et il est impossible, dit Cuvier, de s'éloigner beaucoup de cette date, si l'on

veut trouver dans le monde les conditions qui rendent possible l'existence humaine. Tous les monuments viennent à l'appui de cette vérité (1).

Moïse nous révèle le mode d'existence de l'humanité, ses rapports avec Dieu, la protection dont elle est primitivement l'objet; sa liberté, l'abus qu'elle en fait; sa chute, la cessation de ses rapports intimes avec le créateur, les disgrâces et les malheurs qui en sont les conséquences; la faiblesse de cette nature déchue, son penchant au mal, son aveuglement, ses crimes, le cataclysme épouvantable qui en est la punition. Il raconte comment l'espèce humaine est conservée malgré ce bouleversement universel; sa corruption nouvelle et sa confusion au pied du monument de son orgueil. Excepté la voix de Moïse, tout se tait dans le monde sur cette partie de notre histoire. Sans lui, nous en serions encore réduits aux conjectures sur les- premières années de notre existence. Les historiens et les savants ont fait sur cette période du genre humain des récits qui ne sont remarquables que par leur extrava gance. Et si un œil exercé démêle au milieu de tant de folies quelque trait qui satisfasse la raison, c'est que ce trait est éclairé par un reflet de l'éclatante lumière qui brille dans le récit biblique.

Il n'est pas un siècle qui ne voie s'accomplir les événements annoncés par Moïse, dans l'ordre qu'il a indiqué et par les hommes qu'il a nommés. Il marque avec

(4) SEDGWIK. Discours sur les études de l'université de Cambridge.

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