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L'esclave n'avait rien en propre; il ne se mariait pas, il s'accouplait, et ses petits, selon l'expression de mépris inventée par les philosophes (4), appartenaient au maître de la mère, par application de la loi sur la propriété des animaux (2). Quand il devenait inutile par la vieillesse, la maladie ou une infirmité, on le portait dans un lieu éloigné où on l'abandonnait. Bien portant, on le contenait par les menottes, par les chaines aux reins, par la fourche au cou, par les entraves aux pieds. Le fouet ou les coups de bâton lui étaient administrés, tantôt par un autre esclave, tantôt par des correcteurs officiels. Il avait trois instituteurs le lanista, qui le préparait aux combats; le leno, qui le forçait à se dégrader; le carnifex, qui lui déchirait les chairs. I dormait dans les ergastules, toujours enchaîné. On ne faisait grâce, on n'accordait de relâche ni aux infirmes, ni aux vieillards, ni aux enfants. Tous étaient à coups de fouet contraints à travailler jusqu'à ce que, épuisés par la fatigue et les mauvais traitements, ils périssent de misère (3). On entendait sortir de sourds rugissements de leur poitrine oppressée; ils exprimaient tout haut l'envie de dévorer tout vivants leurs maitres impitoyables (4). Le meurtrier d'un esclave qui ne lui appartenait pas en était quitte pour en payer le prix. Il n'y

(4) Aristote. Politic.

(2) Pellat. Droit privé des Romains, p. 151.

(3) Diod. II, 42 et 45.

(4) Autón estiein ontón. (Xénoph., hel. I.)

avait pas crime, attendu que l'esclave n'était pas un homme (1). Les Lacédémoniens faisaient embusquer leurs enfants derrière les arbres ou les murailles pour tuer à l'improviste les esclaves qui montraient quelque élévation; et si leur nombre était assez considérable pour inspirer de la crainte, on les excitait à la révolte pour avoir l'occasion de les massacrer en masse, ou bien on recourait à la perfidie; on leur promettait leur affranchissement, on les conduisait dans le temple, on les couronnait de guirlandes, et, au moment où ils s'attendaient à être affranchis, ils étaient égorgés sans bruit par des hommes armés de poignards. Ces exécutions s'appelaient crypties.

La vie des hommes livrés à la merci de maîtres inhumains, c'est là ce qu'on a appelé un commencement d'humanité, un premier progrès dans la civilisation. L'esclavage m'apparaît, au contraire, comme le dernier degré de la férocité, comme le renversement le plus radical de l'ordre de la nature. La preuve, c'est que les peuples modernes, ceux au moins qui commencent à se civiliser, sont encore assez barbares pour s'égorger, ils ne le sont plus assez pour avoir des esclaves.

En Orient, les hommes, depuis des siècles, étaient sans personnalité; en Occident, les classes pauvres, je veux dire presque toute l'humanité, avaient perdu la leur, sous le joug d'une aristocratie qui tenait ses clients dans la plus dure dépendance. Mais la peine du talion est

(1) Ita servus homo est?

dans la fatalité des lois de la nature. Elle apparaît à toutes les grandes phases de l'humanité comme la sanction de la loi divine à laquelle les castes n'échappent pas plus que les nations et les individus.

L'aristocratie vaincue tomba à son tour aux genoux des Césars qui moissonnaient ses têtes, comme la reine des Yagues celles de ses plus humbles sujets. L'orgueil des hommes avait proclamé l'esclavage, la base des gouvernements; il a fallu que toute l'humanité subit la peine de cet arrêt. A Babylone, les rois étaient gouvernés par des eunuques; à Rome, les empereurs l'étaient par des affranchis. Nul n'a été exempt de cette loi de la servitude, et les plus grands ont été les plus serviles. Ruere in servitium, consules, patres, eques. Quanto quis illustrior, tanto magis falsi ac festinantes (1).

VI.

On rougit quand on lit dans l'histoire que les Romains décernèrent le double titre de sauveur de la patrie et de dieu à Caïus Caligula, tour à tour Bacchus, Hercule, Diane, Junon ou Vénus, se montrant tantôt sous des traits efféminés, tantôt sous le symbole de la force, revêtu aujourd'hui d'une peau de lion et portant la massue, armé demain du trident ou de la foudre, et, sous toutes ces métamorphoses, recevant les adora

(1) Tacite. Annal. L. 1, 7.

tions d'un peuple et d'un sénat assez vils pour remercier ce monstre de leur laisser la vie (1). Un citoyen montrait-il de la grandeur d'âme? la religion, pour l'amollir, l'envoyait dans ses lieux de débauche; car, la religion avait toujours un degré de corruption à ajouter à la corruption publique. Le sénat envoie, à la mère des dieux, Scipion Nasica qui, sans doute au sortir de ces infamies, n'aurait pas souhaité à sa propre mère les honneurs de l'apothéose (2). Les empereurs semblaient n'avoir d'autre mission que de précipiter les peuples dans la corruption. Dès qu'ils étaient dieux, ils se promenaient publiquement dans les rues de Rome, entourés de courtisanes toutes nues: Le moyen, dit Dupaty (3), d'avoir des mœurs et des statues!

Il était de l'essence même du paganisme de dégrader la nature; et, après avoir enlevé au peuple la connaissance de Dieu, de la morale et tous moyens d'instruction, on excitait encore ses sens au désordre, afin de n'avoir plus à conduire qu'une brute. Denys, le tyran, flétrissait les fils de Dion, dont il redoutait l'énergie; Tibère faisait violer par les bourreaux les filles condamnées à mort, car, pour que Tibère fût dieu, il fallait que, toute âme humaine subît le niveau de la corruption. Dans l'Orient, la loi forçait les femmes à marcher nues, à la manière des bêtes; et elle prescrivait aux pères, à l'égard de la fille; à la mère, à

(1) Diodore de Sicile. Voir Crevier, p. 41, 42, 48.
(2) Saint Augustin, Cité de Dieu, II, liv. II, ch. 5.
(3) Voyage en Italie.

l'égard du fils, les fonctions données, du moins, au bourreau par Tibère.

L'humanité, parvenue à cette dégradation, ne pouvait plus aspirer qu'au néant : « Nous jurons, disaient les » gladiateurs, de nous laisser euchainer, brùler, battre, » tuer par le fer, et de souffrir ce qu'il plaira à Eumol>> pès d'ordonner. Comme de vrais gladiateurs, nous >> livrons nos corps, nos âmes, avec un respect reli» gieux, au maître (4). » — « Brûle ma tête, si tu le dé>> sires, perce mon cœur d'un javelot, et déchire mon » corps à coups de fouet (2). » En Syrie, des femmes se couchaient sur le ventre pour élever lentement d'autres femmes, dont elles étaient les esclaves, jusqu'aux marche-pied de leur char. Dans la Perse et dans la Thrace, les concubines se disputaient l'honneur d'être brûlées vives sur la tombe d'un homme. En Chine, encore de nos jours, lorsque le fils du soleil convoite l'héritage d'un riche seigneur, il lui envoie des bourreaux; le seigneur illumine son palais, va au-devant des messagers de l'empereur, se prosterne devant le tabernacle qui renferme son arrêt de mort, baise la terre à chaque mot de cet arrêt, et lorsque, à tant de bontés, son gracieux souverain a bien voulu joindre

(1) Sacramentum juravimus uri, vinciri, verberari, ferroque necari, et quidquid aliud Eumolpes jussisset. Tanquam legitimi gladiatores domino, corpora, animasque religiosissime addicimus. Petronii saty, ch. 147.

(2) Ure meum, si vis flamma caput et pete ferro

Corpus, et intorto verbere terga seca.

Tib. Eleg. 9, liv. 4, v. 24, 22.

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