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mination de l'homme sur l'homme, et la déification du plus fort, c'est-à-dire presque toujours du plus scélérat. On a attribué la guerre à la faim, et on a supposé que c'était pour se disputer leur proie que les hommes, dans le principe, s'étaient dévorés entre eux. Cette hypothèse, démentie par tous les grands événements de l'histoire, serait un blasphème contre la Providence. Caïn et Lamech n'avaient pas faim quand ils ont tué leurs frères; Nemrod n'avait pas faim quand il a tué ou assujéti les siens. Si, dans le principe, le fratricide de Caïn et de Lamech n'inspira que de l'horreur, au lieu d'avoir des autels, c'est que le genre humain, trop récemment sorti des mains de Dieu, n'avait pas encore vu l'équation s'établir entre le mensonge de l'enseignement et l'iniquité des faits; au lieu de s'agenouiller, il protestait. Mais peu à peu son intelligence s'éteint, le sentiment de sa dignité s'abaisse, et l'histoire ne tarde pas à enregistrer l'apothéose des illustres brigands qui ont foulé aux pieds toutes les lois de l'ordre naturel. Nemrod extermine les hommes comme des bêtes fauves, et on le proclame dieu. Dès cette époque, tout étranger qui franchit les portes de Babylone sans adorer ses rois, est jeté dans la fosse aux lions. Ninus n'aura des temples qu'après avoir égorgé le mari de Sémiramis, qu'il épouse. Sémiramis ne fera adorer le cadavre de son amant (1) qu'après avoir tué elle-même son second époux. Djem-Schid ravage l'univers et allume d'immenses bûchers où sont brulés

(1) Ara, roi de l'Iran.

tous ceux qui ne l'adorent pas; Sérac, son gendre, le fait scier en deux, égorge les cent cinquante personnes qui composent sa famille, et se fait apporter chaque jour deux cervelles humaines pour rafraîchir les ulcères qui dévorent ses épaules. Zohac ne cesse les massacres que lorsque ses sujets tombent prosternés à ses pieds. Séthos inscrit son nom en caractères de sang à Babylone, et Babylone adore Séthos. Sésostris attèle les rois à son char, et Osiris, son ministre, extermine ceux qui ne l'adorent pas. Alexandre-le-Grand se compose à Babylone un sérail de trois cent soixante femmes; il livre les filles et les femmes des Perses à la brutalité de ses soldats; à Tyr, il fait vendre aux enchères trente mille hommes, et en fait crucifier deux mille qui montraient peu d'empressement à l'adorer; il fait vendre encore trente mille hommes à Thèbes, et l'Egypte place les autels d'Alexandre à côté de ceux de Jupiter. César, dont on vante la clémence, fait périr trois millions de Gaulois, massacre sans combats plusieurs milliers de Romains, et ses temples sont plus nombreux que ceux de Jupiter. Mais à Ninive, à Sardes, à Damas, à Babylone, comme à Rome, à Capoue, à Carthage, à Corinthe, comme partout, on n'abat que les têtes élevées, on consent à laisser vivre la servile multitude: on épargne tout ce qui adore (4). Et ces assassinats, ces égorgements, que sont-ils, eu égard aux immenses hécatombes qu'on appelle batailles et villes prises d'assaut où les hommes sont tombés par centaines de

(1) Parcere victis, debellare superbos.

milliers, où les races humaines se sont mêlées dans des torrents de sang comme les fleuves aux vagues de l'Océan en perdant leur nom dans son sein? Le grand Pompée fait vendre ou périr douze millions d'hommes. « Exterminez! exterminez, criait Germanicus à ses sol» dats après sa victoire sur les Chérusques, vous ne » pouvez avoir la paix que par la destruction entière » de la nation. » Un moment vint où la terre fut menacée de manquer d'habitants (

J'ai voulu faire le dénombrement des hommes immolés par d'autres hommes; mais, frappé d'horreur et d'effroi, j'ai laissé tomber de mes mains cet effrayant registre des morts tenu par l'histoire; je n'ai pu supporter l'image de tant d'empires se heurtant et se brisant, de tant de hordes abruties et féroces sortant de leurs steppes, traversant des déserts immenses et se ruant sur des peuples qu'elles écrasent, en attendant que d'autres hordes sauvages et féroces, parties des mêmes lieux, viennent les écraser à leur tour. De la terre entière, comme d'un vaste tombeau, il s'échappe je ne sais quelle vapeur de sang, quel souvenir de deuil, quel remords de parricide qui poursuit sans repos. Il n'est pas une forêt, pas un brin d'herbe, pas un atome de poussière qui ne soit pétri dans le sang, pas une goutte d'eau de l'Océan qui ne soit rougie de ce sang humain versé par les hommes. Je me suis arrêté consterné, et j'ai compris que l'homme n'avait ni l'intelligence de ce qui est bien et de ce qui est mal, ni le

(1) Strabon.

pouvoir d'accomplir l'un et d'éviter l'autre. Souveraineté de lumière, souveraineté de puissance, tout lui manque; il n'a que la souveraineté de la haine! Le néant est son trône, et c'est orgueilleusement dressé sur des décombres qu'il s'écrie: Je suis souverain. Oui!... souverain de la destruction, souverain de la mort!

II.

Aucun frein ne pouvait retenir l'homme sorti des lois de sa nature, et le goût du meurtre n'était peut-être pas le plus abominable de ses goûts. Lorsque Marius eut détruit les Cimbres, les femmes proposèrent de se soumettre, à la condition que l'on respecterait leur vertu, le seul bien qui leur restât après le massacre de leurs pères et de leurs époux. Le farouche vainqueur rit de l'étrangeté de la proposition. Babylone, en exterminant l'Orient, n'avait ménagé la Géorgie que parce qu'elle pouvait envoyer des filles nombreuses au sérail de ses rois et de beaux garçons pour servir d'eunuques à ses satrapes. Rome avait dans l'Occident la souveraineté qu'eut Babylone dans l'Orient. L'Occident et l'Orient devaient donc subir la même destinée et croupir, l'un comme l'autre, dans le sang et dans la boue. Ah! que l'homme qui invoque la souveraineté de l'homme est imprévoyant, et qu'il est cruel envers lui-même ! L'homme souverain tue, pille, dévaste, détruit; il détruit jusqu'au sentiment du remords dans son cœur, de peur que la justice et l'humanité n'y paraissent à

côté du remords. Son orgueil veut se soumettre la raison d'autrui; son ambition convoite les biens et les personnes; la loi de ses appétits brutaux est de n'en connaître aucune; celle de ses appétits de n'en avoir pas l'épuisement du crime ne le rassasie pas de crime.

Ce n'est pas sans une sorte de religieuse tristesse que je me vois condamné, pour achever ma démonstration, à soulever le voile qui couvre les mœurs des peuples idolâtres. Esprit de Dieu, guidez ma plume, inspirez mon langage: un mot, un seul mot même d'indignation peut donner le change à l'âge de l'inexpérience, et j'ai sous vos yeux de jeunes amis qui liront ce livre. O Dieu! conservez leurs àmes pures, comme les corolles d'une jeune fleur. Je les aime, ces enfants, comme la mère des Macchabées aimait les siens, qu'elle invitait à mourir plutôt que d'aliéner leur liberté; comme la mère de saint Louis aimait son fils, qu'elle eût préféré voir mort que flétri, et dont elle fit, avec cette parole, le plus grand roi qui se soil jamais assis sur un trône. Mon cœur, comme celui de Rachel, serait sans consolation, si ces pauvres enfants étaient sans vie.

Un vice horrible qui voua deux villes fameuses de l'antiquité à une ignominie que le feu n'a pas pu purifier, un vice dont la mémoire n'est plus conservée que dans nos bagnes, dont saint Paul parle avec une énergique indignation, et auquel Montesquieu n'a pas trouvé de nom, tant il inspire d'horreur, ce vice fut communiqué par Babylone à Ninive, à Tyr, à Sidon, à

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