Page images
PDF
EPUB

biale; elles rendent la vérité si claire, que, de leur aveu, elle ne peut être comprise que du petit nombre (1). Et voilà comment, au nom de la philosophie, l'homme, dégagé de tout lien, de tout devoir, n'a qu'une loi, celle du plaisir ou de l'intérêt ! Cicéron avait-il donc si grand tort de s'écrier : « Au milieu de tant de systè– >> mes, la vraie opinion ne peut être qu'une, et l'on ne >> peut pas savoir laquelle elle est, ni où retrouver cette >> opinion uniquement vraie; nous devons avouer que >> cette discipline si noble, qu'on appelle philosophie, >> n'est rien elle-même, et qu'elle ne peut nous servir » à rien (2). » Qui ne serait douloureusement ému des laborieux tâtonnements de l'humanité, demandant sans espérance l'appui d'une main secourable, et saisissant au hasard le premier objet qu'elle rencontre comme le pilote battu par les flots dans une nuit profonde (3)! L'histoire de ses désordres devient plus humiliante encore que l'histoire de ses discordes. «< Est-il >> ordinaire, ajoute Cicéron, de trouver parmi les philo>> sophes un homme qui ait des mœurs?... Les uns sont >> si vains et si superbes, qu'il vaudrait mieux pour eux

(4) « N'hésitons pas à le dire : sans la religion, la philosophie, réduite à ce qu'elle peut tirer de la raison naturelle perfectionnée, s'adresse à un bien petit nombre, et court risque de rester sans grande efficacité sur les mœurs et sur la vie. »> Habemus confitentem. (M. Cousin. Du Vrai, du Beau, du Bien, deuxième édition, p. 428.)

(2) Cic. ibid.

(3) Ad quamcumque doctrinam velut tempestate delati tanquam ad saxum adhærescunt. (Id. ibid.)

>> qu'ils n'eussent jamais rien appris; d'autres sont tel» lement avares, ambitieux ou débauchés, que leur » vie semble faite pour démentir leurs discours (1). »

Cicéron ne connut jamais une cause plus désespérée que celle de la philosophie; il lui conserva son affection, il lui fut impossible d'y attacher l'adhésion de sa raison.

On peut se former une idée de l'action que les philosophes ont exercée sur les mœurs publiques par le tableau qu'en fait Lucien dans le dialogue intitulé: Le Festin ou lesaLapithes.

Andronicus de Rhodes transporta à Rome la philosophie d'Aristote, un peu après que Cicéron eut expliqué celle de Socrate. Il développa sans grand retentissement les principes de son maître, et il donna avec lui la foi comme premier fondement de la science.

Sénèque, qui ne s'était pas montré trop stoïque en entassant des millions à la cour des tyrans et en gardant un silence coupable, lorsque, pour tuer sa mère Agrippine, Néron avait eu besoin de son conseil et de celui de Burrhus, Sénèque développa la morale du stoïcisme, qu'il orna de son style, comme on pare une statue. Il perpétua, après Platon et Cicéron, la nécessité d'une révélation divine. Il regarda les premiers hommes comme doués d'un grand esprit, parce qu'ils étaient sortis tout récemment des dieux (2). Quant aux théories philosophiques, il n'y voit nullement la vérité,

(1) Tuscul., liv. 11.

(2) Primi homines alti spiri tusviri et, ut ita dicam, a diis recentes. (Epist. 21.)

mais d'ingénieuses fictions (1). Enfin, à Rome comme en Grèce, les opinions des philosophes sont si contradictoires et si extravagantes, que l'on n'a ni le courage ni le temps de les suivre dans leurs aberrations. Ce caractère si grave, si dur, si martial de Rome se perd, comme le caractère plus souple des Grecs, dans de vaines subtilités. Les Romains comme les Grecs ont tout nié, tout affirmé, tout combattu, tout défendu. Ce n'est pas, en vérité, leur faute, s'il subsiste encore dans le monde quelque étincelle de raison, quelque reste de morale et d'ordre social. On croit entendre, non des hommes doués d'une intelligence supérieure, mais les rêves de malades en délire (2). Les idées les plus simples, les plus nobles, les plus naturelles, en traversant ce milieu de la philosophie, en sortent si méconnaissables, que le bon sens en est troublé. En ce qui concerne l'âme, par exemple, les uns, prenant parti pour Pythagore, soutenaient, comme l'école tyrannique qui pèse encore sur notre siècle, que l'âme est le tout dans le grand tout; les autres disaient avec Cratès qu'il n'y a pas d'âme; ou avec Platon, que c'est une substance se mouvant soi-même; avec Thalès, une nature sans repos; avec Asclepiade, une irritation des sens; avec Anaximandre, un composé de terre et d'eau; avec Empédocle, le feu du sang; avec Possidonius, une nature chaleureuse; avec Hypocrate, un esprit répandu dans le

(1) Ex ingenio finguntur, non ex scientiæ vi. (Id.)

(2) Audite portenta et miracula non disserentium philosophorum, sed somniantium. (Cicér.)

corps; avec Varron, l'air réchauffé dans les poumons; avec Zénon, la quintescence des quatre éléments; avec Héraclite, la lumière; avec les philosophes orientaux, une vertu sans forme; avec Xénocrate, un nombre mobile; avec Aristote, la force qui fait mouvoir le corps; avec Sénèque, qu'on ne sait pas ce que c'est; avec Démocrite, que nous ne voyons partout que des âmes et des démons. Voilà où en étaient les Romains sur la nature de l'âme, dans le cercle qui leur avait été tracé par les Grecs. Quant à son siége, ils ne savaient non plus s'ils la placeraient au centre du cerveau, avec le père de la médecine; par tout le corps, avec Démocrite; dans l'estomac, avec Epicure: media regione in pectoris hæret (1); autour du cœur, avec Zénon; dans la membrane de l'épicrane, avec Erasistrate; dans le sang, avec Empedocle; entre les deux sourcils, avec Straton. Il paraît que le ridicule de leurs gestes n'était pas moins amusant que la bizarrerie et l'entêtement de leurs opinions, puisque Néron, ayant chassé les histrions de Rome, les fit remplacer à sa cour et à sa table par les philosophes, dont il donnait, après les festins, les gestes et les contorsions en spectacle au peuple. Et il n'en manquait pas, dit Tacite, qui convoitaient ce triste honneur Etiam sapientiæ doctoribus tempus impartiebat post epulas, ut contraria asseverantium discordiæ tuerentur; nec deerant qui ore, vultuque tristi inter oblectamenta regia spectari cuperent (2).

(1) Lucrèce, liv. m, v. 144.
(2) Annal., liv. XIV, ch. XVI.

[blocks in formation]

Les idées reçues en religion, en législation et en philosophie étant fausses comme nous venons de le démontrer, l'humanité a dû se trouver sans règle dans ses actions, s'abandonner à ses penchants ou à ses caprices, et tomber dans tous les excès et tous les désordres Une seule idée a dominé dans le monde : la souveraineté de l'homme. De là le fractionnement de l'humanité en nationalités rivales; de là les guerres étrangères et les guerres civiles, et après l'asservissement des étrangers, l'asservissement des citoyens, en un mot, la do

« PreviousContinue »