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Thalès ou Parménide, et toujours avec une verve et une clarté qui seront le charme éternel des hommes de goût. Lucrèce a chanté la philosophie d'Epicure dans un poème célèbre (4). Il a plus d'énergie que Virgile, mais, à part quelques morceaux de premier ordre, si on le compare pour la beauté, la pureté et l'élégance du style au chantre de Mantoue, on a de la peine à croire que ces deux poètes ne soient séparés que par une génération. Lucrèce fut le chantre de la matière, seule, à cette époque de décadence, capable d'exciter un reste d'enthousiasme dans des âmes dégradées.

Lucain, neveu de Sénèque, stoïcien comme lui, et qui, comme lui, démentit en présence de Néron son stoïcisme, car il eut la lâcheté d'accuser sa propre mère pour échapper à la mort, Lucain exprime aussi l'idée et la nécessité de la révélation divine (2). Il n'est pas une vue philosophique élevée, gracieuse ou voluptueuse qui ne se retrouve dans les vers des poètes, preuve que les pensées philosophiques étaient transmises, et qu'elles étaient depuis long-temps dans le domaine public. Cette observation s'applique aussi et surtout à Homère, bien antérieur aux philosophes grecs. Et quand Cicéron demande si ce sont les philosophes qui ont donné l'idée aux poètes ou les poètes aux philosophes, on peut lui répondre : Les uns et les

(1) De natura rerum.

(2) Dixitque semel nascentibus auctor quidquid scire licet. (Phras.)

:

autres l'ont empruntée à la même source. Les abeilles qui voltigent sur le calice des fleurs n'y déposent pas, elles y prennent le parfum. D'où leur venaient donc les idées? J'ai indiqué leur source, elles venaient de la révélation, qui est l'unique affirmation. Et l'erreur ? L'erreur n'est que la négation ou l'interversion de l'affirmation. Dieu existe; il est l'existence même. Dites qu'il n'existe pas négation, erreur. L'esprit de l'homme est limité. Dites, avec les panthéistes, qu'il ne l'est pas : interversion d'affirmation, erreur. C'est toujours dans l'application de l'affirmation que se trouve l'erreur ou la vérité. Il n'est donc pas bien étonnant que la vérité, une fois révélée, l'erreur se soit montrée sous toutes les formes; il n'a fallu qu'intervertir l'ordre des idées révélées, ou appliquer à un objet ce qui convenait à un autre objet, ou simplement refuser à un objet ce qui lui était propre. Cela prouve l'aveuglement ou l'’injustice des hommes, et ne prouve pas du tout l'existence d'un être antagoniste et qui fait le mal en produisant; le mal n'est qu'une destruction, par conséquent une négation.

Varron, l'écrivain le plus érudit et peut-être le plus fécond du monde, car il n'a pas publié moins de cinq cents volumes, fait l'énumération de toutes les théories philosophiques et théologiques, des théogonies et des cosmologies de tous les peuples, et, après les avoir discutées avec une étonnante pénétration d'esprit, il déclare avec Platon que l'homme ne sait rien que ce que Dieu lui apprend. Hominis est cogitare, Dei scire. Octave lui fit ériger une statue à côté de celles des grands

écrivains des siècles précédents. C'était la première que Rome eût vu élever à un homme vivant; Varron (1) était contemporain de Cicéron. Il est souvent cité et combattu par les pères de l'Église. Saint Augustin s'attache avec un soin extrême à démontrer l'erreur de ses doctrines en rendant toujours justice à son génie. Rome se borna done à discuter les opinions des Grecs; le seul homme peut-être qu'elle pourrait revendiquer comme philosophe, Cicéron, le plus grand métaphysicien qu'elle ait possédé, déclare que la philosophie est impuissante (2). Il est l'historien le plus exact, le plus fidèle, le plus élégant et le plus profond qu'ait jamais eu la philosophie grecque. Il s'attache à l'école de Socrate, de Platon, d'Arcésilas et de Carnéade, et c'est après un examen si approfondi qu'il s'écrie que la philosophie n'est d'aucune ressource pour l'esprit humain, et qu'elle ressemble plutôt au malade en délire qu'à une discussion rationnelle (3). Ainsi,

(1) Varron mourut âgé de quatre-vingt huit ans, l'an 28 avant Jésus-Christ; des cinq cents volumes qu'il avait composés, il ne nous reste que deux traités de Re rustica (en trois livres). de Lingua latina (en six livres). Il écrivit ce dernier à l'âge de quatre-vingts ans, et le dédia à Cicéron, qui lui avait dédié la deuxième édition de ses Académiques.

(2) Cum multæ res in philosophia nequaquam satis explicatæ sint, tum perdifficilis et perobscura quæstio est de natura Deorum, in quam tam variæ sunt doctissimorum hominum tamquam discrepantes sententiæ, ut magno argumento esse debeat causam, id est principium philosophiæ esse inscitiam. (Cicér.)

(3) Audite portenta et miracula non disserentium philosophorum sed somniantium. (Id.)

l'observation le conduit à décider que la science morale ne peut avoir d'autre fondement que la révélation divine. « La loi naturelle, dit-il, n'est pas une >> invention de l'esprit humain ou de la volonté sou>> veraine des peuples. D'après l'opinion des hommes >> les plus savants, elle n'a pas commencé à exister » lorsqu'elle a été écrite, mais lorsqu'elle est née. Or, >> elle est née en même temps que l'esprit de Dieu lui» même (1). » Et comme s'il eût redouté que l'homme n'eût cru avoir deviné la pensée divine, lors même qu'il n'est pas capable de deviner la pensée d'un autre homme, Cicéron insiste et il affirme que la pensée divine ou la loi naturelle n'a été connue que par la révélation, que par « la loi que Dieu a inventée, qu'il a » arrangée et qu'il a promulguée lui-même (2). » Cicéron donnait à sa conviction un témoignage irrécusable : « Je vous citerai, dit-il, toute l'antiquité, qui, >> étant plus proche de l'origine et de Dieu même, >> savait mieux ce qui était vrai. » La certitude des dogmatistes était si futile à ses yeux, qu'il ne put jamais prendre les dogmatistes au sérieux. « Je crois qu'il >> n'est pas possible que vous ne riiez pas, vous Epi>> curiens, lorsque vous vous entretenez des doctrines » de votre maître (3). » En dehors des lois divines, qui ne peuvent nous être connues que lorsqu'elles nous sont transmises par ceux mêmes qui les tenaient de

(1) De legibus 14.
(2) De republica.
(3) De natura Deorum.

Dieu (4), l'homme, selon ce grand penseur, ne peut faire que des conjectures. « Souvenez-vous que moi qui vais discourir et que vous qui allez juger, nous ne sommes ⚫ que des hommes, afin que vous ne demandiez rien audelà des probabilités (2» l'homme ne peut rien percevoir de lui-même (3). Cicéron n'appartient point à l'école de Pyrrhon; il appartient à l'académie, à cette haute école de Platon qui passait pour l'aristocratie intellectuelle capable de dissiper toutes les ténèbres de l'esprit. Le doute de Cicéron, dans les meilleures conditions de la puissance philosophique, est une preuve que l'esprit humain, livré à lui-même, est dénué d'un moyen d'affirmation (4). Les autres écoles étaient dans une condition pire encore. « Elles demandaient que les >> premiers principes fussent mis hors de discussion, et » ces premiers principes étaient inacceptables à la rai» son (5). » Tel est le berceau des écoles modernes, qui prétendent ne rien admettre sans raison, et qui nous imposent l'obligation d'admettre sans raison leurs principes déraisonnables. Elles veulent ramener tout à l'évidence, et l'obscurité de leur langage est prover

(4) Cum de religione agitur, majoribus nostris, etiam nulla ratione reddita, credere. (Id. ibid., liv. 11.)

(2) Ut si probabilia dicentur, nihil ultra requiratis. (Id. Tuscul., liv. 1er, ch. 9.)

(3) Nitamur igitur nihil posse percipi. (Id. De acad.)

(4) Est enim contentio inter eos non de terminis, sed de tota possessione contentio... Hic igitur neutris assentiatis, sin utrique, uter est sapientior. (Cic. acad. quæst.)

(5) Sed hoc extremum est eorum postulant, ut excipiantur hæc inexplicabilia. (Id. acad. quæst.)

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