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ineffaçables la souveraineté de mes besoins, et que, d'une autre part, elle a tracé en traits non moins indélébiles l'étendue de mes devoirs sur l'étendue des besoins d'autrui, dans la mesure de ce que je peux ; et je me demande ce que cette souveraineté du besoin laisse à la souveraineté individuelle, et ce que la souveraineté du devoir laisse à la souveraineté du pouvoir!

L'individu dépend de ses besoins; donc, il n'est pas souverain. Le pouvoir dépend de ses devoirs; donc, il n'est pas souverain; donc le Christ l'a bien défini en l'appelant le Serviteur de tous. Il n'est pas un mot dans l'Évangile, si l'on veut y réfléchir, dans lequel on ne trouve la vérité absolue; et l'on affirme que nous ne pouvons pas nous instruire sans le secours des idées païennes ! Dans les lettres, je le conçois; mais en philosophie, en morale, en politique, je ne vois pas trop ce que le paganisme peut nous apprendre. Hélas! nous ne sommes ignorants que parce que nous n'étudions pas assez la vérité que nous avons en nous, et nous ne sommes pauvres que parce que nous ne creusons pas assez la mine d'une richesse infinie que le révélateur suprême est venu nous découvrir. Peut-être aussi voulons-nous rester toujours un peu païens : les idées païennes ne vont pas mal à l'état actuel de nos mœurs. Rousseau reconnaît en partie le principe de la souveraineté morale:

« Les devoirs du père, dit-il, lui sont dictés par des >> sentiments naturels, et d'un ton qui lui permet >> rarement de désobéir. Les chefs n'ont point de sem» blables règles et ne sont réellement tenus envers le

» peuple qu'à ce qu'ils lui ont promis de faire, et dont >> il est en droit d'exiger l'exécution. » (1)

Philosophe inconséquent ! qu'importent aux chefs les règles qu'ils foulent aux pieds? La voix impérieuse de la nature fut-elle écoutée par les législations barbares de l'antiquité? Malgré les sentiments naturels qui dictent aux pères leurs devoirs, ne s'est-il pas trouvé des pères assez dénaturés pour envoyer leurs enfants à la mort ou à l'hôpital? Avide du plaisir brutal, l'égoïsme secoue impatiemment le joug moral du devoir. Est-ce là la voix de la nature? Ah! que je la reconnais bien mieux dans cette tendre pitié de saint Vincent de Paul, qui m'apprend que l'origine de la paternité est dans le ciel, et que du ciel elle descend dans le cœur de tout honnête homme sur la terre ! (2)

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<<< Les chefs n'ont point de semblables règles. »

Les chefs cessent-ils donc d'être hommes ? Et le poète romain avait-il tort d'écrire : « Je suis homme, et rien de ce qui touche l'humanité ne m'est étranger? » (3)

Le chef est le protecteur, le père du peuple, et les anciens poètes ne manquent jamais d'appeler les rois Pasteurs des peuples. Pour eux, la sainte voix de la nature est plus impérieuse encore que pour le reste des hommes.

Les lois naturelles semblent se dépouiller de leur sainteté et perdre toute leur force dès que les pouvoirs

(1) Economie politique, p. 239..

(2) Crevit mecum miseratio, et de utero egressa est mecum. (JOB, 31.)

(3) TÉRENCE.

se mêlent de réglementer les choses qui ne relèvent que de la conscience, dès qu'ils font les lois au lieu de se borner à les interpréter selon le caractère même de leur mission.

« Je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis. » (1) Homme sans entrailles! la misère de tes semblables n'a donc jamais parlé à ton cœur ! la nature ne t'a donc jamais sollicité d'adoucir la peine du malheureux, de relever celui qui était tombé, d'arracher aux flammes celui qu'elles dévoraient!

« Je ne dois rien à celui à qui je n'ai rien promis. >> Cela est évident; dès que la loi prend la place de la conscience, tu ne dois rien si la loi n'impose rien. Le citoyen de Lacédémone, père d'un enfant contrefait, ne lui devait rien. La nature ne comptait pas, et la bi, triomphe de la volonté humaine sur la volonté divine, droit des nations contre la nature, (2) la loi seule parlait, et elle promettait à cet enfant..... la mort !

« Je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis; >> mais, en revanche, ce que j'ai promis, je le dois: Enfant, meurs donc! homme, deviens esclave! peuple, subis, en la bénissant, l'oppression de ton maître, et deviens sa proie si ce maître est un scélérat. Ainsi le veut la loi, qui est la conscience; ainsi le veut la volonté souveraine, citoyen de Genève!

La société, comme la nature, exprime ses idées par ses œuvres; l'œuvre qui fait dériver la justice de la

(1) ROUSSEAU, Contrat social,

p. 60.

(2) Institutio juris gentium contrà naturam. (FLORENTIN.)

loi exprime la supériorité de la loi; l'œuvre qui fait dériver la loi de la volonté humaine exprime la supériorité dela volonté humaine; de cette idée au dogme de la souveraineté humaine, il n'y a qu'un pas, et de la souveraineté d'un homme à la sujétion d'un autre homme ou de tout un peuple, il n'y a que la distance d'un article de loi ou l'épaisseur de la lame d'un sabre.

La loi, expression de la volonté du souverain, est souveraine comme lui; tout lui cède, même la conscience. « Le citoyen vertueux est celui qui conforme sa vo>> lonté à la volonté générale. » (4) Aussi reconnaît-on un droit contre la nature. Institutio juris contrà naturam.

La législation entière du paganisme atteste le fait. Cette erreur, si fatale aux destinées du genre humain, a survécu à la chute des idoles et s'est infiltrée dans les législations modernes. Les ouvrages des auteurs de l'ère chrétienne en sont imprégnés. Leur plus constante manière de raisonner est d'établir le droit par le fait, au lieu de subordonner le fait au droit. C'est ainsi que l'intérêt matériel, usurpant la place du droit, est devenu l'unique mobile de nos actions.

Plusieurs publicistes n'accordent aucun crédit à la métaphysique et à la théologie; ils ramènent tout à la science positive, comme si la science positive, sans une idée primitive, sans un prototype éternel et vivant, était autre chose qu'un épais matérialisme et une aveugle fatalité! Hobbes, Grotius, pensent qu'un individu, que des peuples entiers peuvent renoncer à leur liberté.

(1) ROUSSEAU.

Avec de telles doctrines, le suicide moral n'est plus un crime; et ces déplorables idées, répandues par la double voie des journaux et des ouvrages philosophiques, façonnent les mœurs générales au matérialisme et au gouvernement de la force. « Il n'y a pas de droits antérieurs et >> supérieurs aux lois positives. » Les païens ne raisonnaient pas autrement, et Tertullien leur faisait une réponse que j'inflige à bien des chrétiens, leurs imitateurs coupables:

«En vain la vérité aura-t-elle répondu à tout par » ma bouche : vous nous opposez l'autorité de vos lois, >> après lesquelles, dites-vous, il n'est plus permis >> d'examiner, et que vous êtes obligés de préférer à la » vérité. » (1)

Avant d'en venir à de telles préférences, l'homme avait renoncé à sa personnalité, car il avait renoncé à sa nature. Il n'a donc pas fallu s'étonner d'entendre la dernière expression du culte stupide, dont des misérables, dignes de pitié autant que de mépris, luaient le bourreau qui les envoyait aux bêtes : « Salutant te, Cæsar, morituri! » Rien n'est comparable à cet avilissement, si ce n'est la douleur de le constater.

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Descendu à ce degré d'ignominie, le monde païen n'avait plus de sève, et c'en était fait de l'espèce humaine, lorsque, sur ce vieil arbre aux rameaux desséchés, vint se greffer l'idée chrétienne.

<< A qui est-il juste d'obéir, à Dieu ou aux hommes? Monde, sois juge toi-même! » s'écrient un jour quel

(1) Apologétique, IV.

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