Page images
PDF
EPUB

L'antiquité païenne ne connut jamais une révolution de principes; les deux tiers du genre humain, réduits par l'esclavage à l'état de bêtes de somme, maudissaient, mais ne raisonnaient pas leur sort. (1) L'autre tiers raisonnait le sien, mais non d'après les lois de la justice. Pour conserver ce qu'il avait, il s'assimilait à tout prix ce qu'il n'avait pas, en marchant dans le sang, à travers les décombres et les solitudes que faisaient le glaive et le feu. H y eut des partis, des projets d'agrandissement, mais point de but moral. Le système des conservateurs modernes est une idée essentiellement païenne; leur morale ne dépasse pas la matière; s'ils recherchent l'alliance de l'idée chrétienne, c'est comme les matelots qui, dans la tempête, invoquent la Madone, sauf à oublier bientôt dans l'orgie et leurs prières et leurs engagements.

Le malheur des peuples est partout venu de ce que le parti qui a eu la force et l'intelligence a toujours été une force absorbante, et s'est fait la part du lion. Les excès de la démocratie elle-même ne sont pas effacés par ceux des plus mauvais jours de l'aristocratie ou de la monar— chie. Le simple citoyen de Sparte, se jouant de la vie des esclaves, ne me paraît pas moins cruel qu'Héliogabale ou Jean de Leyde. Qu'importe le nombre des victimes, quand on trouve dans les acteurs des tragédies humaines le même goût du sang? Le nombre n'est plus qu'un accident qui dépend des circonstances. C'est moins aux faits que je m'arrête qu'aux principes qui les engen

(1) Non sunt tam viles quàm nulli. (ARISTOTE.)

drent, quoique les faits irrévocablement accomplis pour les générations qui en ont été victimes ou témoins doivent servir à instruire et à préserver les générations futures. L'avenir est moins menacé par le souvenir des monstruosités de Néron que par la contagion des détestables maximes de Malthus. Si la barbarie doit se perpétuer sous toutes les formes de gouvernement, qu'importe que nous nous entr'égorgions pour fixer la forme politique du nôtre? Qu'importe que nous vivions dans l'état de nature, ou plutôt de contre-nature, au milieu des bois, si nous sommes encore assez insensés et assez pervers pour nous y dévorer mutuellement? Si vous avez du goût pour la vie sauvage, pourquoi combattez-vous la barbarie?

Le gouvernement direct par le peuple pourrait être excellent, s'il était praticable. Mais un gouvernement ne peut pas être conçu sans une direction et un pouvoir. La négation de tout pouvoir ou l'an-archie générale couperait court aux difficultés de formes, sauf à laisser peut-être quelqu'embarras dans le fond. Une telle théorie serait tout au plus applicable à l'un des mondes qui sortirent si nombreux et si beaux de l'ingénieuse et féconde imagination de Fontenelle. Quant à celui que nous habitons, il faut bien le prendre tel que Dieu l'a fait, mais lui laisser la liberté que son architecte lui a donnée, et le garantir de l'oppression et des excès qui ont trop long-temps marqué par la douleur toutes les phases de son existence, et fait de sa marche à travers les siècles un immense Golgotha.

Je ne m'arrêterai point, pour le moment, aux diverses

théories gouvernementales, enfantées par l'esprit des hommes. On n'invente pas un système social. Nos théories appliquées à l'œuvre de Dieu! Il faut, en vérité, que le genre humain ait un souffle bien puissant d'immortalité pour avoir survécu à tant d'expériences tentées sur lui depuis six mille ans. Reconnaissons donc enfin qu'il existe un droit naturel, inaliénable, imprescriptible, indestructible, éternel. Qui oserait nous en disputer la possession? La pensée humaine n'est-elle pas libre? Et qui peut avoir le droit de mettre à son expansion une barrière infranchissable quand elle suit le cours de la loi divine? Que la matière renonce donc à résister à l'action de l'esprit. L'autorité des lois est nulle sans la vérité; le droit de l'autorité est en Dieu; le mensonge n'est pas en Dieu; donc, une autorité sans vérité est une autorité sans droit ; et d'ailleurs, je l'ai déjà dit, l'autorité n'est que le pouvoir de faire le bien. (1) Or, il n'y a que le bien qui ne soit point un mensonge, une négation.

Il faut, dira-t-on, que chacun sacrifie une portion de sa liberté et de ses droits à la société. Je prends la proposition inverse, et je suis dans le vrai. Il faut que la société assure à chacun l'exercice de tous ses droits, de toute sa liberté. La garantie de la liberté pour chacun est la garantie de l'ordre pour tous. Il est impossible qu'il y ait un désordre social sans qu'il y ait pression injuste contre quelqu'un, gêne quelconque dans l'exercice de sa liberté. Si donc vous dégagez la liberté individuelle de toute pression, vous délivrez la

(1) Minister dei ad bonum.

société de tout désordre. Une société qui restreint les droits naturels enfreint la volonté divine et assume sur elle le crime et la responsabilité de toutes les altérations de la nature humaine qui résultent de cette infraction. Le terrible anathème Væ mundo n'a pas d'autre origine, et j'ai tort d'appeler anathème une parole du Christ. Le Christ ne maudissait pas : il peignait; Væ mundo n'est que le tableau fidèle de la société; une collection d'hommes, en effet, comme-tout individu sensible, sorti des lois de sa nature, ne peut être que dans un état violent et malheureux. Cet état de violence et de douleur, qui l'a causé? Je ne le sais pas; le Christ le sait car l'Évangile tout entier est un sublime et pathétique plaidoyer en faveur de ceux qui semblent oubliés dans la combinaison sociale. Le Christ n'eut pas dit: Bienheureux sont ceux qui pleurent, si ceux qui pleurent eussent été les grands coupables de la société.

La société ne peut pas être un contrat; nous ne naissons pas en vertu d'un contrat. Nous apportons notre constitution toute faite en naissant. J'ai toujours regardé l'idée de contrat comme le rêve d'une imagination qui n'a pas saisi le vrai principe des choses. Qui jamais a songé à donner un contrat aux plantes, aux animaux, aux fleuves, aux flots de la mer, à tout ce qui vit, à tout ce qui croit et se développe dans la création?

Les lois morales, plus saintes que les lois de l'ordre physique, ne peuvent pas dépendre de la mobile volonté des hommes. Que s'il est encore des esprits assez superficiels pour admettre l'idée d'un contrat, je leur

dirai Ceux qui souffrent, ceux qui ont faim, ceux qui sont sans abri, évidemment ònt à se plaindre de la violation du contrat à leur égard; car, qui aurait pu vouloir s'engager sans l'assurance qu'en portant la somme de tous ses efforts à l'association commune, il en obtiendrait au moins la satisfaction des inexorables besoins de création?

Les besoins de création sont supérieurs aux conventions. Toute convention est nulle par cela même qu'elle leur est contraire. De ces besoins, je l'ai déjà dit, dérivent les devoirs sociaux et les droits individuels. Les devoirs et les droits, identiques dans le même sujet, sont corrélatifs dans les différents sujets liés par la nature ou par la société.

Je montrerai que les liens sociaux sont bien les liens de la nature, que, dans la société comme dans la famille, il y a un enchaînement de causes et d'effets audessus de toute volonté humaine.

La nature de nos rapports est déjà déterminée par notre raison d'être. Lorsque nous venons au monde, le code social nous y a précédés. Il est ancien comme la morale. La morale et le code social ne sont pas faits par les hommes. Voyez-vous ces enfants qui, dans leurs ébats, jouent au législateur! Je trouve ce spectacle tout vrai aussi sérieux et moins funeste que celui que me présentent les philosophes rédigeant leur pacte ou leur contrat social. Les besoins de création et les devoirs qui y correspondent ne ressortent pas plus d'un contrat que notre constitution physique n'en ressort elle-même. Je sens que la nature, d'une part, a marqué en caractères

« PreviousContinue »