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L'usage du vin leur était sévèrement interdit. Une Romaine, seulement soupçonnée de l'aimer, était condamnée à mort. Mécénius tua la sienne pour en avoir goûté. On en fit mourir une autre de faim pour avoir ouvert un cellier. Mais la sensualité s'alliait parfaitement avec cette cruauté. Rien n'égalait l'intempérance des Romains; le rigide Caton sacrifiait à Liber et à Bacchus avec une dévotion dont l'histoire a consacré la piquante mémoire. Pendant qu'on interdisait le vin aux femmes, on obligeait à boire du sang humain ceux qui voulaient être admis aux mystères de Bellone. Les prolétaires étaient si bien nourris, qu'on les voyait se disputer les lambeaux d'un ours tué dans le cirque, et dans le ventre duquel on voyait, en le déchirant, palpiter encore les membres des hommes qu'il venait de dévorer. «< Vous ne pouvez le nier, leur criait Tertullien, >> indigné de ce spectacle, vous êtes des anthropophages. Toujours prêts à s'entr'égorger, les Romains répondaient par la férocité de leurs mœurs à la férocité de leurs lois; et il se trouve encore des regrets et des admirateurs pour ces mœurs et ces lois horribles! Un écrivain, que je suis fâché de rencontrer inévitablement sur ma route, chaque fois qu'il s'agit de donner du crédit à une doctrine capable de pervertir le cœur par l'intelligence, n'a pas craint d'appeler, sans faire aucune réserve, les lois romaines : La raison écrite (1).

(1) OEuvres de M. Victor Cousin, sixième série, Discours politique, avec une introduction sur le Principe de la révolution française, p. 8.

Il me sera permis de lui opposer l'autorité d'un autre philosophe dont l'histoire a consacré le génie. Qu'elle est vaine et imparfaite, s'écriait Locke, cette raison qui n'a pas pu persuader aux hommes qu'une coutume barbare qui détruit une partie de l'humanité est un crime pour l'humanité (4) !

Sans doute, on trouve quelquefois dans les lois romaines un admirable exposé des principes de l'éternelle justice; mais ces principes, empruntés aux Grecs, venaient de l'Orient; ils dérivaient de la tradition primitive, et Tertullien était fondé à les revendiquer (2). Si le bon sens romain admit partiellement les principes du droit naturel dans ses lois, son égoïsme national ne lui permit jamais de les écrire dans sa constitution. Or, la justice partielle ne suffit pas à la vie des peuples; il lui faut la justice universelle. Il est impossible que, sortie du plan de la nature, la nation, même la plus puissante, ne périsse pas dans les convulsions qui attaquent tous les êtres en dehors de leurs éléments, et il ne faut point chercher ailleurs que dans le vice de sa constitution la chute de l'empire romain.

(1) Reason of Christianity in his, Words, t. 11, p. 354. (2) Vos lois ont emprunté ce qu'elles ont de bon à une loi plus ancienne, qui est la loi divine. (Tert. Apologet., c. XLV).

CHAPITRE VIII.

PHILOSOPHIES.

I.

Omnis sapientia domino deo est, et cum illo fuit semper, et est ante ævum.

ECCLESIAST. c. 1, v. 1.

La raison qui n'est pas allumée à l'éternel flambeau ne possède pas la véritable lumière; comment pourrait-elle la répandre? La vérité antérieure à l'homme ne saurait dépendre de lui. L'homme ne la connaît qu'autant qu'elle est objectivée dans son âme, je veux dire qu'autant qu'elle lui est communiquée par l'être qui en est le centre nécessaire. Le type primitif de la nature ne procède pas de l'humanité. Ceux qui en sont encore à parler de l'accord de la raison et de la révélation,

n'ont assurément jamais rien compris à cet amalgame de mots. Lorsque la vue intellectuelle ne voit pas l'éclat de la lumière révélée, la vue intellectuelle est malade, comme la vue corporelle est malade lorsqu'elle ne voit pas l'éclat de la lumière matérielle. Il faut alors guérir la vue, toute autre condition d'alliance entre la - raison et la révélation est chimérique, et je suis à en attendre la démonstration, comme une curiosité, de ceux qui la connaissent puisqu'ils la proclament. Ils disent: Sans la raison, la foi n'est pas possible. Cela est juste; sans les yeux non plus, il n'est pas possible de voir. Cela ne signifie pas que la lumière procède de nos yeux, mais qu'elle y est reçue.

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Les hommes ont toujours été impuissants à s'élever par leurs propres forces à la connaissance de la vérité morale. C'est ainsi que les sourds de naissance, avant d'avoir été instruits, ou ce qui est la même chose, avant d'avoir reçu une révélation externe, n'ont aucune notion du juste ou de l'injuste, du vice ou de la vertu (1). S'ils ne sont pas complètement idiots, c'est qu'il leur reste la ressource des autres sens pour exciter leur intelligence. On les instruit au moyen de la vue, et quand on parvient à leur donner l'idée de Dieu, ils la saisissent avec transport et avec une étonnante richesse de vues; ils sont en cela comme l'aveugle-né qui verrait le soleil par une soudaine guérison, cette

(1) Voyez le travail curieux de M. de La Haye, t. 1, p. 207, neuvième livraison de l'Université catholique. Voyez aussi l'intéressant opuscule: Langue universelle, par J. Rambosson.

idée ne s'efface plus de leur mémoire. Tous les phéno→ mènes de la science donnent à l'homme un caractère évident d'objectivité; ce n'est point en lui-même qu'il cherche la genèse de la vérité et des faits de l'univers physique et moral; il n'est pas plus le sujet de la raison suprême qu'il ne l'est de la lumière universelle. Le miroir reçoit et reflète la lumière, mais ne la produit pas. Le soin de mettre notre intelligence en harmonie avec la raison suprême est la grande loi de notre nature dans l'ordre moral, de même que l'harmonie de nos rapports avec les corps qui nous environnent est notre grande loi dans l'ordre matériel. Si nous voulons nous rendre compte de la nécessité de cette double harmonie, ce ne sera pas à la raison d'un autre homme que nous irons demander un terme de comparaison. La philosophie insensée, qui de nos jours s'est déclarée souveraine (1) dans le domaine de la raison, a affirmé en même temps qu'elle pouvait errer (2). Cet aveu de sa faillibilité fait plus que lui enlever son titre de souveraine, il lui enlève toute autorité; car, pourquoi abaisserais-je ma raison devant une erreur possible? Celui-là seul qui défie les siècles de le convaincre d'erreur (3) peut se proclamer le vrai révélateur.

On nous vante les lumières des sages de l'Orient et les rêves sublimes du génie appliqués à la conduite de l'humanité. Mais qui ignore qu'en Orient la dégradation

(4) COUSIN. Introduction aux Discours politiques, p. 4. (2) Id., p. 5.

(3) SAINT LUC. Quis ex vobis arguet me de peccato?

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