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CHAPITRE VI.

LÉGISLATIONS.

Labium veritatis firmum erit in perpeLuum: qui autem testis est repentinus concinnat linguam mendacii.

(PROV. XII. 19.)

I.

La loi humaine ne peut être que l'expression du droit, un témoignage rendu au droit qui, dès qu'il est connu, devient un devoir de justice. Le droit est le titre inalienable de chaque homme à la satisfaction de tous ses besoins de création. Les besoins de création dérivent de la loi des êtres, et la loi des êtres constitue leur essence, car on ne conçoit pas un être sans sa loi ou sans sa condition d'être. L'homme n'est pas le créateur de l'essence des êtres, il n'est donc pas

le créateur de leurs conditions d'ètre, de leurs lois, de leurs besoins, de leurs droits. Rien ne surprend autant ma pensée, rien ne consterne autant ma raison que la conviction universelle qui attribue à l'homme, à l'humanité en général, la puissance législative. L'humanité entière réunissant ses forces pendant des millions de siècles, arriverait-elle à une puissance législative suffisante pour déterminer les corditions d'être, les lois d'un insecte? Si je disais à un roi de la science: « Puisque vous êtes souverain, usez largement de votre puissance législative; tracez à cet oranger des lois ou des conditions d'existence; faites-le naître ou croître dans mon appartement. » Il rirait de ma folie. Notre empire sur les animaux, sur les plantes, sur tous les êtres irrationnels n'a guère d'autre action sur eux que de les détruire. Nous avons le pouvoir de détruire, nous n'avons pas celui de créer, précisément parce que nous ne sommes pas législateurs, parce que les lois des êtres ou leurs conditions d'existence ne dérivent ni de notre raison ni de notre puissance. La naissance des êtres et leur conservation sont le résultat de lois mystérieuses que nous voyons s'accomplir tous les jours, mais que nous ne comprendrons jamais, bien loin de les avoir faites. N'ayant aucune puissance législative sur les êtres soumis à son empire, comment l'homme prétendrait-il en avoir sur son semblable, qui ne dépend en rien de lui, qui, comme tous les autres êtres, a reçu en naissant ses lois toutes faites, auxquelles rien ne peut être changé sans qu'il s'altère ou qu'il meure. Le maintenir dans ses lois naturelles est donc

l'unique droit, l'unique devoir, des législateurs et des gouvernants.

L'homme n'a pu devenir législateur de l'homme que par un crime, et il l'a si bien senti, qu'il n'est pas un seul législateur primitif qui n'ait cherché à faire croire que ses lois venaient du ciel, tant il était convaincu de l'audace de son usurpation et de la répulsion générale qui devait l'accueillir. Mnevis et Amasis, législateurs égyptiens, avaient reçu leurs lois de Mercure; Zoroastre, législateur des Bactriens, Zamolkis, législateur des Gêtes, avaient reçu les leurs de Vesta; Zathraustes, législateur des Arimaspes, avait un génie familier; Radhamante et Minos ne transmirent aux Crétois que les ordres de Jupiter; Triptolême chez les Crotoniates et Zaleucus chez les Locriens, attribuaient leurs lois à Minerve; Lycurgue, chez les Lacédémoniens, attribuait les siennes à Apollon; Cécrops, législateur d'Athènes, à Minerve et à Jupiter; Romulus et Numa consultèrent, l'un le dieu Consus, l'autre la déesse Egérie; Fan-Fur, fondateur de l'empire de la Chine, était fils du soleil; Mango-Capac et Coya-Mama, fondateur du royaume des Incas, étaient aussi, l'un fils, l'autre fille du soleil; Thor et Odin, législateurs des Visigoths, étaient dieux ou inspirés des dieux; Mahomet fut le grand prophète; Gen-Gis-Kan, fondateur de l'empire des Mongols, termine cette longue chaîne de rois ou de législateurs divins. Ses adulateurs l'appelaient Dieu; non, répondait modestement sa mère, il n'est que le fils du soleil.

Les religions païennes, filles de l'intérêt et de l'or

gueil, ainsi que la souveraineté humaine, n'ont été inventées que pour servir de base aux législations. Toutes les fois que j'entends un homme proclamer la souveraineté humaine et affirmer que le droit en émane, j'é*tudie cet homme; je l'observe pour voir si je découvrirai dans le jeu de sa physionomie le caractère d'un trompeur ou d'un trompé; car il est évident que dans le déplacement de l'origine du droit, il n'y a rien à gagner que pour les malhonnêtes gens.

Tous les intérêts, en harmonie avec le souverain bien, sont légitimes et s'élèvent à la hauteur d'un devoir. La légitimité dans les rapports sociaux, commè dans les rapports domestiques, n'est donc pas autre chose que l'harmonie des intérêts propres et du souverain bien, la satisfaction de tous les besoins de création, en un mot, le droit. Hors de là, il n'y a ni droit ni légitimité. Pour satisfaire le désir de domination et le vœu de souveraineté chez quelques-uns, et laisser souffrir chez le plus grand nombre les besoins de création, il a fallu détruire l'ordre et l'harmonie naturelle dans les rapports des hommes, détruire la morale, fausser la religion, manifestation trop éclatante du droit de tous; il a fallu, enfin, altérer l'idée de Dieu. De là l'idolâtrie ou la rupture de la convenance des intérêts propres avec le souverain bien; de là une législation illégitime, ou une législation qui ne fut plus l'expression vraie dés rapports de l'homme au souverain bien, et des rapports des hommes entre eux. De sorte que les religions ayant interverti les rapports des hommes, législations les ont également intervertis, d'où il suit que

les

les religions et les législations qui émanent des hommes, loin de constituer le droit, sont une conspiration permanente contre le droit, un obstacle au développement de toutes les facultés qui constituent la plénitude de la vie des êtres. Toutes les entreprises humaines qui contrarient ce développement sont des crimes. Or, le caractère propre du paganisme étant la préférence du bien particulier au souverain bien, ne pouvait pas ne pas amener le désordre dans les affections humaines, le dérangement de l'harmonie dans le monde moral, ou la désorganisation dans l'ordre social. Et par la même raison que l'établissement de l'idolâtrie a été le renversement de la vraie religion, les législations païennes ont été le renversement de la vraie législation. Lex iniqua perversitas legis (4). A peine aurais-je besoin de prouver ce!te proposition; je la trouve consignée dans les annales mêmes du paganisme, le droit de domination y est appelé un droit contre la nature. S'il s'est perpétué dans les traditions humaines, il ne faut pas s'étonner de trouver parmi les peuples beaucoup de lois qui sont le renversement du droit et de la loi. Il m'a fallu bien du temps, bien des efforts pour me délivrer des préventions, des préjugés que nous donne l'instruction telle que nous la recevons tous. L'Egypte, par exemple, Rome, Athènes, dont la sagesse est si vantée, m'avaient apparu dès ma première enfance comme des modèles de justice, et j'ai vu plus tard qu'elles n'avaient été que des centres d'erreur et de

(4) Saint Thomas d'Aquin.

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