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il l'avait oublié pendant six mille ans; Kant est venu briser l'enveloppe de son ignorance, Fichte est venu lui dire qu'il n'y avait rien hors de son moi, et M. Cousin, que des substances relatives n'étaient pas des substances, identifiant, pour être quelque chose, son moi au moi de Fichte, hors duquel il n'est rien que des phénomènes, phénomènes contradictoires d'une substance absolue. Ainsi, substance absolue, elle supporte les changements; substance une, n'ayant d'autre caractère que l'unité, elle se fait une guerre intestine pour prouver l'unité de sa volonté; substance infinie, elle souffre la négation; lumière des lumières, elle a ses moments de ténèbres; vérité par essence, ne pouvant être que la vérité, elle multiplie les mensonges par l'unité de ses millions de bouches. L'État, c'est moi, disait Louis XIV; le monde, c'est moi, dit un philosophe. En vérité, ce n'est qu'en philosophie que la raison est souveraine.

Le commencement de l'homme, son impuissance créatrice, sa personnalité intime, distincte, bornée, sa valeur objective qui fait toute sa vie : ses lois physiques, sont des rapports, ses lois morales sont des rapports, ses lois intellectuelles sont des rapports; la réunion de tous les faits primitifs, généraux, uniformes, permanents de l'existence du genre humain, détruit toutes les théories du panthéisme, et les relègue à jamais au rang des rêveries. La raison humaine sent que le monde matériel n'est pas plus que le monde moral la forme de son entendement; la raison humaine est un flambeau allumé dans le temps par l'éternelle lumière.

CHAPITRE V.

ERREURS TRADITIONNELLES.

Irritum fecistis mandatum Dei
propter traditionem vestram.
(MATH. XI-6.)

Les tribus sauvages obéissent à leurs instincts, les peuples civilisés s'identifient avec les idées qu'ils ont acquises. Les idées sont à l'esprit ce que les aliments sont au corps. Si le pain livré à la consommation contient des éléments malsains, la santé publique est altérée, et l'insalubrité d'une substance n'est pas toujours apparente; c'est souvent une molécule imperceptible dans une eau limpide qui porte la mort au sein d'une cité. Du choix de ses idées dépendent donc les destinées d'un peuple. C'est ainsi que l'idée païenne ou une idée fausse conduisit les peuples anciens à l'esclavage, tandis que le christianisme ou une idée vraie

a affranchi les peuples modernes dans la mesure et la sincérité de son application. L'état moral de l'homme est déterminé par la nature de ses affections, et son bonheur ou son malheur par la nature de ses rapports moraux. On ne signalerait pas dans l'histoire un malheur qui n'ait eu pour cause une immoralité quelconque. Le mal n'est pas autre chose que l'erreur, et l'erreur qu'une fausse application des lois de notre existence, un désaccord dans l'harmonie du mouve→ ment général des êtres, qui se traduit par une douleur morale ou physique, publique ou privée. Tout propagateur de l'erreur est un ennemi du genre humain. L'homme le plus parfait est celui qui, s'identifiant avec une idée vraie, s'élève jusqu'à l'idéal divin ou à l'amour du bien universel. L'amour exclusif du soi, où chacun cherche son bonheur privé, est précisément ce qui conduit à la perte de tout bonheur, puisqu'il conduit à la perte du bien universel, à la destruction de l'harmonie morale, et conséquemment à la destruction de l'harmonie sociale. L'humanité désire la paix ; elle ne la rendra jamais permanente qu'elle ne lui ait donné l'harmonie morale ou l'amour du souverain bien pour base.

On peut ainsi définir la loi sociale: le beau idéal formulé dans les rapports humains, ou la loi d'équation dans ces rapports. Il faut des travaux immenses pour maintenir les gouvernements contre leurs lois de nature; à peine faudrait-il y toucher de la main si l'amour de l'intérêt privé permettait de les placer dans l'équilibre des lois qui leur sont propres, la loi

d'équation des rapports étant l'harmonie parfaite dans le monde moral comme dans le monde matériel.

Les hommes capables d'une affection éclairée et libre sont seuls capables de former une société basée sur les lois de la justice ou de l'équation des rapports. Avant le Christ, une telle société n'était pas possible, car la loi d'équation appliquée aux rapports des hommes n'était pas connue. On ne la trouve indiquée dans aucun traité de politique ou de philosophie, dans aucune théorie religieuse ou sociale. Si Confucius avait émis l'idée de justice générale ou d'amour, il l'avait aussitôt anéantie en attribuant un pouvoir divin au père ou au monarque. Même depuis le christianisme, la loi sociale, telle que je la définis, n'a été qu'incomplètement appliquée. Comment cette idée grandirait-elle dans le sein des peuples? Nous ne rencontrons dans nos publicistes les plus populaires que des théories qui ne peuvent même pas s'élever jusqu'à l'intelligence du souverain bien, de l'amour général, qui est la justice; la plupart ont considéré l'amour du bien privé ou l'intérêt comme l'unique mobile des actions humaines, livrant ainsi le sort des hommes à une force dominante où au despotisme, car l'amour de l'intérêt privé ne néglige jamais l'exercice d'aucune de ses forces, et il absorbe toutes les forces inférieures. C'est le retour au détestable esprit de l'ancienne civilisation.

L'abolition partielle de l'esclavage n'est pas, comme on l'a dit, le triomphe du christianisme, mais le commencement de l'action de l'idée chrétienne relevant le genre humain de sa chute. Malgré l'incessante et uni

verselle action de cette idée, l'homme cède encore au courant personnel, et les sociétés restent profondément altérées. Que dirait-on de la moralité d'une population chez laquelle des assassins commettraient le meurtre sur les places publiques sans exciter l'indignation générale? Je traversais, dans ma jeunesse, une petite ville où venait d'avoir lieu une exécution capitale. Les habitants, hommes et femmes, enfants et vieillards, jouaient, en riant, avec l'instrument ensanglanté du supplice. Le bourreau monte sur les degrés de l'échafaud, et adresse ces paroles à la rieuse multitude: « On a eu grand tort » de me faire venir de loin pour remplir mes terribles » fonctions; il n'en est pas un parmi vous qui ne s'en >> fùt mieux acquitté que moi. » Le bourreau seul me parut être humain. Il y a des gouvernements qui permettent encore la traite des nègres, d'autres qui la voient sans en souffrir; en quoi différent-ils de ce peuple qui riait en voyant du sang? Quand les hommes auront recouvré la plénitude de leur sens moral, une injustice ne sera plus possible, à plus forte raison let trafic infâme de leurs semblables. L'humanité ne sera heureuse que lorsqu'elle sera rentrée dans la loi de sa

nature.

La plénitude de la vie des êtres créés est l'exercice adéquate de leurs rapports, l'entier, le naturel développement des conditions de leur existence. Les individus et les peuples s'éloignent donc de la plénitude de la vie au même degré qu'ils s'éloignent de la vérité absolue, et je n'aurais pas besoin d'avoir étudié l'histoire pour connaitre toutes les douleurs du genre hu

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