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il est un fait, une possibilité élevée à la réalité de l'existence. Impuissant, ignorant, il n'a que le degré de force et d'intelligence nécessaire à la recherche de l'objet où il trouve son bonheur. Comment peut-il nier sa valeur objective, puisqu'il n'est heureux, puisqu'il ne vit que par elle? Si l'homme eût connu l'essence des choses. s'il eût pu les produire, quelle puissance l'eût guéri de la maladie de croire à sa divinité? Son ignorance même suffit à peine pour l'arracher à cet entraînement de l'orgueil en délire.

Il ne sait que ce qui lui a été transmis par des êtres externes; il ne parle, il ne marche que par tradition; le cours majestueux des astres lui apprit l'astronomie. Serait-il devenu géomètre s'il n'eût eu la terre à mesurer et à se partager? Serait-il devenu mathématicien s'il n'eût eu à compter ses troupeaux, ses arbres, et plus tard ses richesses conventionnelles?

C'est dans les objets externes qu'il trouve tous les modèles de ses découvertes. Il a vu un morceau de bois flotter sur l'eau avant de se creuser un canot et de se construire des flottes semblables à des villes jetées sur la surface des mers. Le vol d'un oiseau, d'une simple feuille détachée de sa tige, l'a porté à se chercher une route au milieu des airs, et à se construire ces maisons suspendues qu'il ne sait pas encore diriger, parce que six mille ans d'études et d'observations, ne lui ont pas suffi pour découvrir les lois toutes faites de la nature. Après avoir admiré le travail du Créateur dans la production de l'univers, n'est-il pas juste et naturel que l'homme, à qui il n'est donné de travailler que sur les formes et

sur les surfaces des êtres, jouisse de l'humble joie de ses succès d'imitation? En déroulant au-dessus de nos têtes les tissus splendides du firmament, en semant les merveilles sur nos pas, en allumant la lumière impérissable du soleil, en donnant des ailes au vent, en suspendant les nues dans les airs, en construisant les oiseaux pour voler et les poissons pour se balancer dans les mers, en peignant les fleurs des couleurs les plus riches et les plus variées, en creusant dans les nuages le sillage éclatant de la foudre, en ouvrant les cratères des volcans, en établissant, enfin, l'ordre et l'harmonie dans l'ensemble de l'univers, Dieu a été notre premier maître; il nous a tracé, comme un précepteur indulgent, chacune des lignes que nous avons à former; sans cesse au-dessus de nous, il nous invite à nous lancer dans la voie sans fin du progrès et de la perfection; en laissant notre génie saisir quelques-unes des merveilles qui nous environnent, il nous provoque, il nous anime et nous guide: comme l'aigle, voltigeant autour de son aire, marque bien chaque mouvement de ses ailes, afin d'instruire ses jeunes aiglons et de les conduire avec lui au-dessus de la région des nuées. Sicut aquila volitans, et provocans pullos suos ad

volandum.

Marche! marche donc, esprit humain! tu ne marches jamais assez vite, tu ne prends jamais un essor assez élevé! Timidæ sunt cogitationes hominum. Il te faut des siècles pour faire faire un pas à la science, aux arts, à la morale, et tu ne vis qu'un jour, et les générations passent avec rapidité, en blasphémant mon nom : est

ce là une occupation digne de ta haute destinée, digne de l'amour de ton Créateur?

Mais les progrès de l'humanité, récompenses de ses louables efforts, en prouvant à l'homme le privilége intellectuel dont il est doué, lui prouvent aussi sa dépendance. Il n'imite que ce qu'il voit, il ne modifie que les formes des êtres : sa science n'est que le résultat de l'observation;.et c'est environné de l'éclat de ces faits qu'il nierait sa valeur objective, sa puissance de rapports avec les êtres externes !

Il n'y a dans l'homme de subjectif que le sens intime et ses facultés. Leur exercice est nécessairement objectif. La vertu, comme la grandeur de l'esprit, dépend du choix des objets sur lesquels il s'exerce.

La philosophie, ne pouvant expliquer les rapports des esprits, nie la pluralité des esprits. L'ignorance de la philosophie peut-elle infirmer l'évidence du fait irréfragable, primitif, permanent, indestructible de la croyance du genre humain en Dieu, et en l'individualité personnelle? Peut-elle infirmer le fait de l'existence des rapports entre les hommes et le fait de leur croyance à ces rapports?

Peut-elle infirmer l'évidence du fait invariable, uniforme du sens intime par lequel chaque homme croit invinciblement à sa personnalité propre et bien distincte? Non-seulement il y croit, mais il la sent, et ce sentiment fait le prix de sa vie. Il n'est pas un homme qui confonde son existence avec l'existence de Dieu ou d'un autre homme.

Nous ne formons pas un vou,

nous n'avons pas un

désir qui ne soit un témoignage de la valeur objective de notre volonté et de notre intelligence.

III.

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Mais, disent les panthéistes, connaître est une opération intérieure, une forme de l'entendement. Sans doute donc, Dieu et les êtres créés étant les objets de votre connaissance, il vous est impossible de nier la valeur objective de votre intelligence.

:

Voir est une forme de notre être; ôtez les objets externes, il vous reste la faculté de voir, mais le fait de la vue n'existe pas. Otez la lumière externe, vous ne voyez plus.

La faculté de voir est interne, mais la substance qui nous inonde de ses lumières est externe. Ainsi, la faculté de connaître est interne, mais la substance spirituelle qui éclaire notre entendement est externe. Plus nous recevons de ces rayons de lumières, plus notre intelligence est éclairée. L'intuition est un phénomène, et il n'y a point de phénomène sans substance. L'intuition prouve invinciblement le sujet voyant; mais voici F'étrange raisonnement, assez difficile toutefois à traduire, par lequel Kant s'efforce d'établir l'identité des phénomènes, sans reconnaître la substance, qu'il nie simplement, parce qu'elle n'est pas l'objet d'une intuition sensible. Une substance simple et spirituelle peutelle être perçue de la même manière qu'une substance composée et matérielle? Non, dit Kant. Niez donc

aussi la pensée et le vouloir, car vous n'avez une intuition sensible ni de la pensée ni du vouloir, et cependant vous êtes forcé d'admettre leur existence.

Voici le raisonnement de Kant: Une pensée existe avant la pensée subséquente, et la pensée subséquente à la première est antérieuré à la pensée troisième. L'âme qui existait dans la première pensée n'existe déjà plus dans la seconde. L'âme de la seconde pensée est une chose entièrement nouvelle. Il en est de même de la troisième pensée, de la quatrième, et ainsi de suite. Donc l'âme n'est pas un sujet permanent. — Mais comment est-il possible que l'âme se croie toujours la même? La chose est très-simple, ajoute notre philosophe. La première pensée communique le mouvement à la seconde, la seconde à la troisième. Rien ne reste identique, et toutefois la conscience de l'identité reste toujours. Ainsi, dit-il, « une boule élastique qui heurte une autre boule en ligne droite lui communique tout son mouvement, et partant tout son état (en ne considérant que leur position dans l'espace). Admettez maintenant, par analogie avec ces corps, certaines substances se transmettant réciproquement les représentations semblables. La première communique son état et la conscience de son état à la seconde, celle-ci son propre état, plus celui de la substance précédente à la troisième, et ainsi de suite. La dernière aurait conscience des états de toutes les substances précédentes, comme de sa substance propre, parce que état et conscience de ces états, tout lui aurait été transmis. Cependant, elle n'aurait pas été la même personne dans tous les états. » La boule élastique transmet son mouvement; mais

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