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III.

Les progressistes nient la chute originelle; ils nient l'existence même du mal. La société, disent-ils, est dans son état normal, elle est ce qu'elle doit être, occupée à vaincre ses antinomies, et, marchant successivement vers le bien, elle entre dans le dessein de Dieu, qui a créé l'homme faible et misérable, précisément pour lui laisser le mérite de grandir et de s'élever au bonheur. N'est-ce pas pour cela qu'au lieu de lui donner, comme aux autres animaux, un instinct borné et infranchissable, il l'a doué de raison?

Si toute la famille humaine pouvait jouir du fruit de ses efforts, je concevrais, à la rigueur, ce système en dépouillant Dieu de l'un de ses plus beaux attributs, la bonté. Je ne le conçois pas avec l'injustice criante qui en serait la conséquence. En quoi le malheureux, mort de faim ou déchiré par un tigre, il y a trois mille ans, aurait-il profité de la perfectibilité de sa nature ? Mais il y a mieux à dire. La preuve évidente que l'homme n'a pas été créé dans un état infime pour avoir la gloire de s'élever, c'est que, pour le trouver à son apogée, il y a plutôt à remonter qu'à redescendre le cours des siècles. Il n'est pourtant pas naturel que l'homme au berceau soit plus vigoureux et fasse de plus grandes choses que l'homme parvenu à l'âge viril. Or, à l'origine du monde, l'existence était plus forte qu'elle ne

l'est aujourd'hui (1), les travaux plus surprenants, les entreprises plus prodigieuses. Les premiers monuments connus sont la tour de Babel, les remparts, les digues, les jardins suspendus de Babylone, les pyramides d'Egypte, le palais enchanté de Thèbes aux Cent Portes, des mers creusées, des lacs qui fécondent tout un royaume. Nos premiers chantres s'appellent Apollon et Orphée. La médecine s'honore encore du nom de ses inventeurs, Esculape et Hippocrate. Nos plus grands peintres sont Xeuxis et Apelles; nos premiers poètes, Moïse, David, Salomon, Homère; et nous n'avons point encore placé de statuaire au-dessus de Phydias. Périclès et Démosthènes n'ont pas été vaincus en éloquence, ni Thucydide et Tacite dans l'art d'écrire l'histoire. C'est toujours dans l'antiquité que nous trouvons les prodiges qui nous étonnent et les modèles qui nous guident. Cicéron pensait que nous ne parviendrions à découvrir la vérité qu'après avoir retrouvé la langue des pères de nos pères, seuls dépositaires de ce trésor perdu pour nous, tant était sensible à ses yeux le perfectionnement humain ! Rome, dit Ennius, ne vit plus que par ses mœurs et ses hommes antiques. A cette époque, la corruption de l'orient dépassait celle

(4) La statistique donne aujourd'hui à la vie humaine une moyenne plus longue que celle qu'elle atteignait dans les siècles précédents; mais cette statistique prouve encore l'iniquité des hommes. La moyenne pour la classe aisée a augmenté, j'en conviens; mais pour la classe pauvre, surtout pour la classe ouvrière, elle a baissé. La cupidité ne recule devant rien, pas même devant les limites de la vie humaine.

de l'occident, et partout, pour retrouver l'image de la vertu, il fallait remonter à l'origine des empires. Pourquoi n'ai-je reçu la vie que dans la cinquième race des hommes, que n'ai-je pu mourir plus tôt (1)? « Le mal ne vient plus lentement, disait Salluste, qui pourtant passait pour se connaître en immoralité, nous nous y précipitons comme un torrent. » Le dernier des Romains, le vieux Caton, se tue quand il croit l'amour de la vertu et de la liberté entièrement perdu dans le monde.

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J'ai avancé que nous ne jouissions pas de l'intégrité de notre nature, que l'homme était déchu, parce que rien d'incomplet et de faux n'a pu sortir des mains de l'être infini. Mais je n'ai pas dit que le progrès fût impossible. J'avoue le progrès de l'humanité dans la justice; mais ce progrès ne prouve assurément rien en faveur de l'innocence de notre nature; loin de glorifier nos passions, il les combat; il n'est que la conquête de l'esprit sur l'animalité; il est comme la vertu, ou plutôt il est la vertu même, la force qui triomphe de nos inclinations au mal. Il est le résultat d'un travail opiniâtre, car ce n'est qu'à force de soins, d'efforts et de persévérance que nous pouvons reconquérir une partie de notre héritage naturel. Semblables à ces industrieux riverains qui luttent contre le débordement d'un fleuve et lui reprennent peu à peu ce qu'il avait envahi de leurs champs dans le cours des siècles, pour faire le bien, il nous faut un effort, il nous faut un effort même pour nous, maintenir sur la pente du mal. Nous

(1) HESIODE, Op. et dies.

sommes emportés par des amours étrangers et perfides, comme des corps privés de leur appui et de leur centre de gravitation vont se perdre entraînés par leur propre poids que rien ne dirige ou ne retient.

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Quelle fut dans l'antiquité la marche du progrès ? L'histoire des désastres des peuples correspond à celle de leur corruption. Partout, avec la perte des mœurs, on vit s'éteindre la vie sociale. L'Orient se courbe sous le joug du despotisme et tombe dans une prostration pire que la mort. L'Occident se débat dans des crises convulsives où est écrasé sous les chevaux des barbares; des peuples entiers disparaissent. Il faut qu'une race nouvelle vienne sans cesse renouveler une race épuisée. Tous les genres de progrès se rattachent donc par les lois nécessaires de la nature au progrès dans la justice, qui est le progrès dans l'échange de nos rapports (1) et, par conséquent, dans l'usage et dans la liberté de nos facultés. Quelque étendu que soit leur domaine, ses facultés ne sauraient nous élever à la puissance intuitive de toutes les lois de la nature, dont la découverte demande de longues observations. Il faut encore de la liberté et de nombreux essais pour les appliquer aux arts utiles. L'oiseau captif entreprend-il de lointains voyages pour chercher le climat qui lui corvient? Supposez la fille de Pharaon soumise à l'obéissance passive, à la volonté des hommes plus qu'à la voix de la nature, et Moïse périssant dans les eaux; supposez Newton, Francklin, Fulton, condamnés par le malheur

(1) La société n'est qu'un échange.

de leur naissance à élever des pyramides à un despote d'Egypte, et dites-moi ce que seraient devenus la législation, l'histoire du monde, les arts utiles? Dites-lemoi, et continuez à maudire Jésus, qui seul a trouvé dans son cœur, selon l'expression de Strauss, l'élément social qui seul a ordonné au monde de laisser au pauvre le loisir de s'instruire, pauperes evangelisantur. Et qui sait ce que nous, qui étions les pauvres puisque nous étions les esclaves, avons déjà rapporté à l'humanité en échange de cette justice? Sans la justice, l'échange de nos rapports n'est qu'une monstruosité, un fait contre nature, la perpétuité de notre abaissement, de notre déchéance. Sans la justice, l'homme, privé de son élément naturel, se tourne contre lui-même et se livre à des vices inconnus aux animaux : l'histoire est là pour l'attester. Au contraire, lorsque notre activité intellectuelle se met en rapport avec les objets qui lui sont propres, elle les observe, les étudie, en découvre les lois, les approprie à son utilité, assujettit la matière à la raison; l'homme, enfin, se réhabilitant reprend sa domination sur le monde, se rapproche des vues providentielles et des causes finales de la création. Mais, réduit à ses propres forces, pourrait-il revenir aux conditions primitives de son existence? Quarante siècles ont attesté l'impuissance de ses efforts, et l'avènement du Christ a résolu le problème pour ceux qui ont voulu reconnaître et suivre l'expiateur, le rédempteur annoncé.

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