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blables est tombé dans la mort morale ou dans la mort matérielle sans que j'aie rien fait pour le sauver, je suis responsable devant la loi morale. (1) C'est dans l'essence de la nature humaine et dans la dépendance même de l'homme qu'il faut chercher l'origine de la solidarité et le motif de nos devoirs. Tel n'a pas été le point de départ des philosophes, des législateurs et des utopistes, depuis Minos jusqu'à M. Proudhon. Au lieu d'appliquer ce qu'ils ont connu des lois éternelles de l'ordre aux besoins généraux et essentiels de l'homme, qui se révèlent les mêmes chez tous les individus, ils l'ont appliqué à une position purement factice et conventionnelle. L'esclavage était nécessaire à la société comme l'avait conçue Platon, et la justice de cette société, rayon de la justice éternelle pourtant, (2) ne regardait pas les esclaves. Toutes les sociétés païennes, atteintes du même vice radical, ont nécessairement abouti au même résultat. En vain la conscience humaine protestait contre cet outrage à la nature; l'intérêt l'emportait sur l'équité. L'esclavage était défini: Le droit des nations contre la nature. La vérité religieuse

(1) Dans l'antique législation de l'Egypte, « celui qui voyait un homme attaqué par des assassins et ne le sauvait pas, lorsque la chose était en son pouvoir, était condamné mort. » (DIOD. de Sic. liv. 4, c. LXXVII.)

(2) Lex est Ratio summa, la loi est la raison suprême. Cic. de Leg. 1. 6. Cette définition de la loi est empruntée aux Stoïciens Chrysippe disait : « La loi est la droite raison qui pousse au bien et détourne du mal. La loi est la règle du juste et de l'injuste. » Apud Martianum, Digg. L. 1, tit. 3,

ne pouvait pas rectifier les erreurs sociales, puisque chaque divinité du paganisme était le symbole d'une dé– gradation humaine. La victoire de l'orgueil sur la vérité du droit était complète; il y avait interversion. entière dans l'ordre des idées. L'homme ne venait pas de Dieu; les dieux, au contraire, étaient créés à l'image de l'homme; et l'homme, en pétrissant ses dieux, avait eu soin de leur donner, surtout, une large part de ses vices. L'idée religieuse, funeste contre-épreuve de l'idée humaine, était donc impuissante à retirer l'humanité de l'abîme d'abjection où elle était tombée.

On voit renaître aujourd'hui d'une manière très sensible cette tendance au paganisme. Chaque homme se fait un Dieu à sa guise et le modèle à son image. Le vindicatif l'arme de la foudre; et, s'il lui conserve une existence trinitaire, c'est sous le symbole d'un hideux instrument de destruction. L'orgueilleux châtie la vile multitude, comme Xercès fouettait les flots de la mer quand elle ne lui était pas favorable. La foule des hommes et les grains de poussière ne sont qu'une même matière diversement modifiée. Aussi, chaque progrès de l'idée païenne fait-il faire un pas à la dégradation humaine, car le paganisme n'est autre chose que l'attribution à la créature de la force et de la puissance exclusivement essentielles au créateur. Le paganisme, c'est la souveraineté de l'homme. Lorsque l'esprit humain aurá consommé cette audacieuse usurpation, on verra sortir du suprême avilissement de l'espèce je ne sais quel odieux émissaire de la souveraineté individuelle, chargé de venger tout à la fois et l'autorité

de Dieu méconnue et la dignité de l'homme avilie; ainsi l'ouragan purifie l'air en ravageant la terre. La domination est la condition intrinsèque et absolue de la souveraineté. Ce n'est jamais sans pressentir le retour à l'esclavage ou sans prévoir les plus sanglantes catastrophes que j'entends faire à l'homme l'application du dogme de la souveraineté. Robespierre essaya de la mettre en pratique; mais, effrayé de son œuvre, il se hâta de proclamer l'Être-Suprême. L'idée de souveraineté absolue, appliquée à la créature, blesse la conscience autant que la raison. La plupart des hommes ne l'admettent que par respect humain, transigent avec eux-mêmes à l'aide du sens vague et indéterminé qu'ils laissent au mot, ne voyant pas la marche de l'idée.

Cette erreur funeste, source de tous nos maux, offre deux aspects. Aux uns, il apparaît que la société s'appartient à elle-même, qu'elle peut se régir comme elle l'entend, qu'elle est à elle-même sa providence. Où irait-elle chercher la règle de sa conduite et la base de ses lois, en dehors de sa volonté, quand elle a dit : Dieu, c'est moi! Or, le caractère de la divinité, c'est la souveraineté. Voilà sans doute pourquoi la révolution ne pactise pas avec la divinité. (4) Affaire de rivalité.

Selon les autres, l'individu réunit en lui-même tous les éléments de la souveraineté. « Dieu est la force universelle pénétrée d'intelligence qui produit, par une information infinic d'elle-même, les êtres de tous les

(1) PROUDHON. Idée générale de la révolution, p. 10.

règnes, depuis le fluide impondérable jusqu'à l'homme, et qui, dans l'homme seul, parvient à se connaître et à dire moi. »(4)-Comprenez-vous une force universelle, pénétrée d'intelligence, qui produit tous les êtres et qui n'a pas le sentiment de sa propre existence avant de l'avoir rencontré dans l'homme? Mais le vrai tour de force, c'est de ne pas permettre à la révolution de pactiser avec Dieu, et de mettre Dieu et l'homme en communion si intime. A toi, Satan! je ne vois de place que pour toi dans la révolution; la révolution ne pactise pas ave: Dieu; Dieu et l'homme ne se séparent pas !

Il faut convenir que, tout en se proposant le plus noble but, l'amélioration des hommes, les écrivains qui s'éloignent de l'idée chrétienne, même ceux qui passent pour les plus pénétrants et les plus profonds, renversent non-seulement les systèmes les uns des autres, mais leurs propres systèmes, parce qu'ils partent d'une idée fausse, à savoir qu'il est dévolu aux hommes de déterminer les rapports sociaux, lorsqu'il ne leur appartient que de les interpréter et de les suivre. L'expérience des siècles, l'expérience de tous les jours atteste l'impuissance où ils sont de réaliser les théories qui leur sont propres.

Qu'est-ce à dire ? L'homme subira-t-il donc le droit divin?-Le droit divin étant la vérité du droit, l'homme ne le subira jamais assez ! Si je n'eusse rencontré que la vérité du droit dans les constitutions des anciens peuples; si je l'avais vu adopté franchement et sans com

(4) M. PROUDHON.

bats dans les constitutions qui datent de l'ère d'affranchissement, je n'aurais pas pris la plume, et je n'aurais eu de voix que pour chanter des hymnes. Mais je n'ai trouvé que d'aveugles préjugés contre le droit divin, seule garantie de la liberté humaine; car, où réside le droit divin, si ce n'est en Dieu ? et ce droit peut-il apparaître sur la terre sous une autre forme que celle de la vérité, de la vérité morale dans nos œuvres ?

L'homme, pour s'affranchir du droit divin, subirat-il le droit de la force, de la force aveugle et brutale, qui part de la souveraineté humaine et constitue le droit des nations contre la nature?

Subira-t-il le droit du capital, combinaison perfide de l'égoïsme qui jette tout le poids de la matière dans l'un des plateaux de la balance?

Subira-t-il le droit de la souveraineté de la raison avec ses contradictions et ses erreurs?

Trouvera-t-il, enfin, un principe capable de produire l'ordre et la liberté, qui ne sont qu'une même chose? Ce principe sera-t-il la loi du travail, un contrat social, un pacte juré?

La loi du travail n'est pas un principe; elle est une conséquence, une déduction de l'ensemble de notre organisation naturelle.

Un contrat social! un pacte juré! il n'y a que les choses conventionnelles par leur essence qui puissent être les objets d'un contrat ou les éléments d'un pacte. Le droit social ne peut pas résider sur une base si mobile; est-ce par contrat que l'on a faim ou soif? Les besoins moraux comme les besoins physiques sont évidemment

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