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trouve une multitude de lecteurs pour vous croire sur parole! Qui ne se sentirait pas profondément blessé par cet insolent dédain pour les hommes disgraciés, mériterait le rang que lui assigne votre dureté. Les disgrâces naturelles ne dépendent pas des hommes qui en sont atteints; loin de les priver de leurs droits, elles leur donnent un titre de plus à notre intérêt, et leur droit à la propriété n'en est que plus respectable, car leur besoin plus grand est incontestable et sacré.

Notre humanité pour eux, voilà la vraie volonté de Dieu; et, j'en ai la douce espérance, la civilisation et le progrès de l'idée chrétienne parviendront à modifier les circonstances d'où naissent tant de maux. II y a déja bien moins de crétins depuis qu'il y a moins d'esclaves. Les vices, au contraire, des brillants Alcibiades proviennent d'eux-mêmes, et, en montant toujours l'échelle de l'audace, ils s'élèvent jusqu'à la rapacité des Verrès devant la patience d'un crétinisme souvent forcé. Mais assez pour les hommes; parlons de Dieu. Dieu; je le nommerai comme il vous plaira : Dieu, fatalité, hasard. C'est répondre avec l'exactitude d'une logique rigoureuse. Si vous donniez l'idée la plus haute de la divinité, vous seriez le premier insulteur des souffrances humaines qui eût parlé de Dieu avec respect, et j'aurais eu tort d'écrire que l'humanité se relève partout où est l'idée de Dieu (1). Je vous défie de pouvoir relever l'idée de Dieu quand vous dégradez l'idée de l'homme. Pour montrer à l'homme la bassesse

(4) Page 14 de ce volume.

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de son extraction, il est logique et nécessaire de commencer par faire disparaître les titres de grandeur de son père. Dieu, auteur quel qu'il soit, faisant ou laissant faire les choses, les souffrant ou les voulant, auteur sans autorité! cette idée de Dieu n'est-elle pas corrélative à l'idée de l'homme sans dignité et sans appui, à l'idée du crétin écrasé par le brillant Alcibiade, aussi naturellement que l'humble fougère est étouffée par le chêne superbe? Non, monsieur: Dieu ne veut pas les faits visibles quand ils sont monstrueux. Il est l'auteur de l'homme; il n'est pas l'auteur de ses actions, puisqu'il l'a créé libre. Il tolère le mal long-temps, parce qu'il a fait les nations guérissables; mais il le punit enfin, et il le punit infailliblement : je vous défie de citer une nation qui n'ait pas trouvé de grandes douleurs dans ses crimes et qui n'ait pas fini par y trouver la mort. Quæ sursum sunt sapite.

II.

L'homme, privé de sa vie morale, n'est plus qu'une vile matière. La force coërcitive devient son unique loi, et il la choisit lui-même, tant il se rend justice. Aussi, dès que l'homme eut perverti sa noble nature, Dieu le renvoya-t-il à la terre, d'où il l'avait tiré. Tout ce qui s'éloigne de Dieu y retourne et devient mobile, fragile, corruptible. La fécondité de la terre elle-même, sa chaleur productive, sa libéralité, tout lui vient du soleil; il en est de même de l'âme humaine : elle est fécondée par le soleil inné ou la révélation divine. Je

parlerai peu de la th ́orie du matérialisme : elle est inféconde, et je crois à cette école plus d'adeptes que de logiciens. L'homme, dans ce système, n'est qu'une matière combinée; ses titres à la considération sont les titres d'une belle machine, œuvre réussie de l'art. La valeur intrinsèque du puissant est dans la force; une stupide résignation est le mérite du faible. Là, on ne reconnaît point le mal: on croit à la marche aveugle des événements. Qu'un grain de froment se forme en épi verdoyant ou qu'il soit réduit en poudre, le hasard en décide. Qui s'en préoccupe? Et un homme vaut-il un grain de froment aux yeux du matérialiste? La vertu! c'est ce qui conduit à la satisfaction de la cupidité.

Les fatalistes forment la partie timide de la famille des matérialistes. Ils n'ont point osé étouffer l'esprit, ils l'ont privé de sa liberté. « Ne tuons pas Joseph, disait Juda à ses frères; vendons-le à des marchands ismaélites. >>

Les fatalistes reconnaissent le mal, puisque c'est la présence du mal qui est cause qu'ils sont fatalistes. Plaisants logiciens! singulière déduction! Le mal rompt la fatalité il est une infraction à la loi. J'oppose aux fatalistes le témoignage de leur conscience qui se sent libre. Un seul acte blâmé, un seul remords renverse leur théorie.

La majeure partie des socialistes nient le mal originel. Pélasge, avant eux, moine fameux du ive siècle, avait nié la chute première, et Julien d'Elcaue perpétua cette opinion après la mort de son maître. Un cloître

fut donc le premier berceau des socialistes. Qui ne le reconnaîtrait au mysticisme de leur langage?

L'homme est né bon, a dit Jean-Jacques Rousseau; la société le déprave. Voilà le point de départ du socialisme moderne. « On accuse, dit Louis Blanc, de presque tous nos maux la nature humaine; il faudrait en accuser le vice des institutions sociales. » Le vice des institutions sociales n'a pu pervertir l'enfance; et cependant l'enfance offre des exemples de perversion pires que ceux de l'âge mûr. Saint Augustin avait vu des enfants livides d'envie avant même qu'ils eussent pu entendre le langage de la société (4). J'en ai vu beaucoup de cupides et de gourmands qui ne pouvaient tenir ces défauts que de la nature. J'ajouterai que les observations de la physiologie me convaincraient que l'enfant plus que l'homme encore est enclin au vice. « En gé» néral, dit Broussais, l'enfant préfère le mal au bien, » parce qu'il satisfait davantage sa vanité et qu'il y >> trouve plus d'émotion. C'est pour cela qu'on le voit >> si souvent se complaire à briser les objets inanimés. » Il se délecte dans la torture des animaux : « Cet âge » est sans pitié. » Il savourerait avec le même délice >> celle (la torture) des individus de son espèce s'il » n'était retenu par la crainte (2). »

Montaigne avait déjà observé que si leur inclination n'était pas comprimée et rectifiée, les enfants iraient tous au mal. « Il n'y a pas de déréglements où ils

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>> ne se portassent, dit encore saint Augustin (1), si >> on les laissait vivre à leur fantaisie. » La démonstration des faits est plus décisive encore; seulement, elle est un peu trop sanglante. On peut invoquer, comme preuves de la dépravation des sociétés et des vices des institutions humaines, les collisions terribles des peuples. Mais a-t-on vu les nations civilisées, comme toutes les peuplades sauvages, se livrer à l'anthropophagie? L'homme abandonné à lui-même surpasse en férocité les lions et les tigres (2).

Les institutions humaines sont vicieuses. Qui le peut contester? Mais c'est une singulière façon de raisonner que de conclure à la bonté native de l'homme de sa perversité naturelle observée partout. D'où vient le vice des sociétés, s'il n'y a pas été introduit par les hommes? Et si le vice n'est pas originel, quel est son auteur, quelle est sa date? Toujours est-il qu'il existe ; donc l'homme est déchu, puisqu'il n'a pu être créé dans l'état où nous le voyons. Or, le fait de sa déchéance acquis, qu'importe l'époque où ce fait s'est accompli, et pourquoi nier celle que lui assignent l'histoire et la tradition unanime des peuples, puisque nous n'en pouvons fixer aucune autre ? L'état des sociétés a perverti l'homme, dites-vous; donc il a été primitivement doué de qualités qu'il n'a plus. Chercher à prou

(4) Cité de Dieu.

(2)

Quando leoni

Fortior eripuit vitam leo? Quo nemore unquam
Expirarit aper majoris dentibus apri?

(JUVENAL. Sat. 15.)

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