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par suite punissable? En ce cas, si vos disciples parlent comme vous, ils ne parleront pas comme la religion. L'homme est dans un état violent, comme tout être hors de son élément; il a quitté son attraction naturelle, qui est le souverain bien, pour suivre le plaisir, extrema gaudii luctus. Et cette douleur, vous aimez mieux l'attribuer à la tyrannie de Dieu qu'à l'égarement de l'humanité? « L'auteur de tout cela, me dira-t-on, est un tyran. » — « Tyran si l'on veut (1). » C'est, en d'autres termes, dire comme M. Proudhon : Dieu, c'est le mal, car y eût-il jamais un mal plus cruel que la tyrannie? Que si vous nous envoyez des apôtres de cette force, nous tremblerons comme les chrétiens à la vue de Paul avant sa conversion. Propriétaire incontestable de ses bras, il s'en servait pour saisir sa proie, c'est-à-dire tous les chrétiens qu'il pouvait attraper, selon l'heureuse expression de Voltaire. Il est vrai que vous nous rassurez en nous invitant à former une vaste enceinte entourée de ramparts pour l'opposer à la tyrannie. «S'il (Dieu) est un tyran, loin de nous diviser sous sa tyrannie, unissons-nous, au contraire, pour la surmonter (2) » (apparemment, en sifflant le tyran, comme dit encore M. Proudhon). Cette tyrannie, si tyrannie il y a (je demande pardon d'un tel blasphème..... (3). Soyez audacieux, monsieur Thiers, l'audace quelquefois trouve dans ses périls son excuse; mais ne vous

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faites pas l'injure de mettre sur les lèvres d'autrui ce qui est dans votre cœur. Demander pardon, c'est se repentir, et, ici, loin de vous repentir, vous ajoutez à l'hypothèse du blasphème la tentative de l'ériger en dogme. « Dieu, dites-vous, ne serait ni impuissant, ni méchant, parce qu'il aurait ou institué ou admis la douleur. » Il serait l'un et l'autre, car le dernier degré de la justice divine, que nous puissions concevoir, est l'expiation par le fils du crime du père.

Vous dites à vos disciples: Parlez comme la religion (1); et vous ajoutez un peu plus loin que la religion a déifié la douleur. Erreur impie! Vous voulez que des hommes à qui vous ne donnez d'autre attraction que le plaisir deviennent des prédicateurs de la douleur? En vérité, si Dieu déifiait la douleur, il serait, comme vous voulez bien ne l'appeler que par supposition, un cruel tyran; il ne laisserait aux hommes que le choix d'une seule vertu, l'aspiration à l'enfer ! La douleur est, selon le langage de la religion, la fille du péché, et Dieu ne déifie pas la seule chose qu'il ait en horreur. Le mot de rédempteur si souvent répété chez nous aurait dû vous en avertir. Le crucifiement n'est que la déification du dévouement et du dévouement pour les crétins que vous n'aimez pas. Il détruit le mal comme on brise le sceau apposé sur une sentence de condamnation, delens chyrographum mortis. Aussi l'espérance du chrétien est-elle pleine d'allégresse et d'une joie sainte

(4) De la propriété, p. 383.

et pure; il est heureux même quand les hommes plus tyrans que Dieu le font souffrir, parce que ces souffrances n'atteignent que son corps, et l'amour de la justice lui donne plus de force mille fois qu'il n'en faut pour ne pas se laisser abattre par ces douleurs, beati qui patiuntur propter justitiam. Vous voyez qu'il y a dans l'âme du chrétien quelque chose de plus divin que le plaisir et les jouissances d'Alcibiade; quelque chose que l'on ne saisit pas avec le bras!

<< La liberté, dites-vous, consiste à se tromper, à pouvoir souffrir (1). » Pourquoi recourez-vous à la tyrannie de Dieu pour expliquer la souffrance? Il était plus simple de chercher son origine dans la liberté humaine ; d'autant mieux que, d'après vous-même, Dieu ne se trompe pas. «< Ou machine ou Dieu, tel << serait l'être qui ne se tromperait pas (2). » Pour être Dieu, il ne manque à l'homme que l'infini, et cette distance de l'infini au fini, confond toutes nos idées d'analogie. N'est-ce pas une plaisanterie que de supposer qu'il pourrait y avoir autant de dieux, autant d'êtres infinis qu'il y a d'hommes?

«La liberté consiste à se tromper, à pouvoir souffrir. » C'est ici que j'en appelle à la conscience de tous et de chacun; l'erreur et la souffrance diminuent la liberté, loin d'en constituer l'essence. Je n'ai pas été libre, est le premier mot de l'homme coupable ou de l'homme souffrant. C'est le cri de la nature, c'est la

(1) De la propriété, p. 453.

(2) Id., p. 154.

voix du genre humain qui appelle, esclave de l'opinion, esclave de l'erreur, esclave des passions, esclave du respect humain, l'homme que des erreurs trop fréquentes conduisent à la douleur. L'erreur est une négation, la vérité est une affirmation; la souffrance est une altération de notre être, la liberté en constate l'intégrité, et cette intégrité ne s'altère pas sans que notre liberté ne diminue.

<< S'il (l'homme) voyait la vérité nécessairement, in>> failliblement d'un seul regard de son esprit, il ne >> serait pas libre (1). » Ah! soyez-en sûr, la liberté n'est pas la cécité. Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal, a dit le poète; connaître n'est pas aimer (2). Ce n'est que quand l'homme voit le bien infailliblement, qu'il est vraiment libre. Un tribunal absoudrait un accusé, s'il était convaincu que l'accusé n'a pas vu le mal qu'il a fait. Privé de connaissance, dirait-il, il a été privé aussi de liberté.

<< Toujours discerner le vrai, toujours éprouver une >> même sensation, fût-elle douce, ce serait ne pas dis>> cerner, ne pas sentir, ce serait, en descendant bien >> bas, devenir abeille, polype, végétal, et, en allant >> plus bas encore, aboutir au néant, ou bien, en re>> montant cette échelle des êtres, en la remontant jus» qu'à l'infini, arriver à Dieu (3). » L'hypothèse d'une sensation unique dans un être doué de cinq sens, d'un

(4) De la propriété, p. 154.

(2) J.-J. ROUSSEAU.

(3) De la propriété, liv. 11, ch. Iv, p. 155.

cœur et d'un esprit est chimérique. Il n'appartient à aucune constitution humaine, quelle qu'elle soit, de, nous priver entièrement de nos facultés. Il suffit qu'une constitution les émousse, pour qu'elle soit monstrueuse. Mais comment dans ce cas nous ferait-elle arriver à Dieu en remontant l'échelle des êtres à l'infini? Et si la vérité est infinie, comment ne pas la discerner, puisqu'elle est partout? Arrachez-vous donc à l'action du soleil quand il inonde le globe de ses torrents de lumières? D'un autre côté, si la lumière est infinie, comment la discerner tout entière d'un seul trait de notre esprit nécessairement limité? On croit rêver en lisant de pareilles affirmations chez les génies du siècle. On ne peut voir que la vérité; le mensonge n'a pas des éléments constitutifs que l'on puisse voir. M. Thiers est à Paris, voilà la vérité; il est à Londres, voilà le mensonge. Le voir toujours à Paris serait-ce ne pas le voir? Faudrait-il le voir à Londres où il n'est pas ? Où n'est pas la vérité, il n'y a rien, et le néant ne se voit pas, que je sache. Comment le discernement continu du vrai nous ferait-il aboutir au néant, puisque je vrai est l'élément unique et absolu de la vie? Ce qui nous conduit au néant, c'est l'absence du vrai. Ah! il faut que certaines écoles philosophiques le redoutent bien, puisqu'elles nous le représentent comme portant la mort; je sais bien où le vrai porte la mort, c'est dans vos théories, et c'est une preuve de plus qu'il est la vie des sociétés.

Mais laissons les autres principes pour arriver au principe fondamental de la théorie de M. Thiers sur

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