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déplacer, et il ne faut pas toujours des siècles pour opérer ce déplacement.

Si c'est la force intellectuelle que vous invoquez, vous n'avancez en rien l'état de la question; vous donnez au droit une base tout aussi mobile. « Je déclare que, puis» que l'homme est inégalement doué, Dieu a voulu, » sans doute, qu'il eût des jouissances inégales..... que, >> quand il a fait de l'un le brillant Alcibiade, doué » de toutes les facultés à la fois; de l'autre, le crétin >> idiot et goitreux de la vallée d'Aoste, il a fait tout » cela pour qu'il en résultât des différences dans la » manière d'être de ces individus diversement do»tés (1). » Voilà le droit de propriété déterminé par la différence des facultés à chacun suivant sa capacité. Comment cette maxime tant soit peu saint-simonienne se trouve-t-elle sous la plume qui combat les sectaires de Saint-Simon? Mais si la nature, qui se joue souvent des calculs des hommes, fait un brillant Alcibiade du fils du crétin, et si elle ne fait qu'un crétin du fils du brillant Alcibiade, il faudra donc intervertir l'ordre des successions; car Dieu a voulu que les jouissances fussent adéquates aux capacités, et je vous suppose trop solidement converti pour ne pas demander ce qui est la volonté de Dieu.

La volonté de Dieu, vous l'augurez des faits visibles (2), et, pour faire passer cette affirmation, vous arrangez les faits visibles, comme dirait Pascal, à votre

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fantaisie. « Cet homme qui travaille activement et qui' cumule, fait-il du mal à quelqu'un? Il laboure avec ardeur, avec constance, à côté d'un autre qui creuse à peine la terre. Il a des greniers pleins à côté de son voisin, qui les a vides ou à demi-pleins..... (1). » Vous n'avez pas vu les faits visibles comme tout le monde; vous n'avez pas vu, comme Labruyère (2), « certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée; et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes, ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.» Vous n'avez pas vu la misère à Londres, l'émigration presque en masse de la malheureuse Irlande, dont les habitants affamés vont demander à des terres étrangères le pain que l'avarice refuse à leurs sueurs sur le sol natal.

Je pourrais montrer, d'un pôle à l'autre, la misère trop souvent associée au travail, citer des exemples déchirants, opposer à cette doctrine intéressée l'autorité d'une multitude d'écrivains des siècles passés et

(4) De la propriété, p. 46. (2) Ch. xi. De l'Homme.

de notre siècle; je veux opposer M. Thiers à M. Thiers. « Il y a quelques riches, mais en petit nombre, un <«< peu plus de gens aisés, mais pas beaucoup encore, <«<< enfin un nombre infini de gens qui n'ont que le << strict nécessaire et beaucoup qui ne l'ont même « pas. Le peuple des campagnes, comme je l'ai déjà << dit, se nourrit de seigle, de pommes de terre, de quelques légumes, d'un peu de lard, mange rare<<< ment de la viande, et travaille toute l'année par la

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pluie, le soleil ou la gelée. Le peuple des villes, moins >> constamment géné, a des moments où son salaire » double et où il vit dans une sorte d'abondance; il a >> même quelques-uns des plaisirs du riche : un habit de >> drap noir, du linge blanc, les spectacles de la ville et >> presque toujours de la viande. Mais à peine l'impru>> dente industrie, qui se disputait ses bras en les payant >> cher, s'est-elle aperçue de l'excès de production, >> qu'elle s'arrête, cesse de l'employer, et il expie dans » une misère affreuse et profonde, dans la faim, en >> un mot, dont le paysan est exempt (1), les quelques >> beaux jours qu'il a passés (2). »

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Eh bien ! philosophe des faits visibles, que devient ici le droit? La faim n'est donc pas un vrai besoin? Le crétin n'en ressent pas l'aiguillon, ou il n'est pas propriétaire incontestable de ses bras, ou il n'obéit pas à son attraction? «L'homme, attiré vers tel ou tel objet, porté à tel acte ou à tel autre, a son attraction : c'est le

(1) En Irlande, par exemple!

(2) De la propriété, liv. Iv, ch. vii, p. 363,

plaisir ou la douleur (4). » Malheur au peuple auquel on enseigne de telles doctrines. Donner le plaisir comme impulsion aux hommes, n'est-ce pas surexciter toutes les passions, provoquer toutes les forces aux luttes les plus terribles. Le plaisir peut porter l'homme à bien des objets qu'il ne saisirait pas sans troubler profondément l'ordre social. N'est-il pas une règle plus sûre de nos actions que le plaisir? Il n'en est pas, suivant M. Thiers! Le plaisir est la vertu. « Puisque >> l'homme est inégalement doué, Dieu a voulu sans » doute qu'il eût des jouissances inégales. » Qu'est-ce qui classera les hommes vertueux destinés aux plus douces jouissances? La force musculaire ou la force intellectuelle (2). La force ou l'adresse pour justice, le plaisir pour mobile, quelle morale ! Voltaire l'avait déja mise en vogue: «Le plaisir est le but universel; quiconque l'attrape a fait son salut; » mais ce mot ne fit chanter aucune hymne en l'honneur de sa conversion. <«< Un homme laboure avec ardeur, avec constance, à côté d'un autre qui creuse à peine la terre; il a des greniers pleins à côté d'un voisin qui les a vides. » Contraste sanglant! plus que cela, provocation téméraire, si, comme vous l'affirmez, la loi du plaisir soutenue par la force est notre seule règle de conduite! « Il y a un peu plus de richesses dans la société, voilà tout. » Pour qui sont ces richesses? Tout le monde en profite.

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(1) De la propriété, liv. Iv, ch. vii, p. 155.

(2) Id., p. 43.

Allez à Londres et à Dublin, vous y trouverez des . idiots autant que dans la vallée d'Aoste.

Vous avez compris que vos doctrines pourraient réveiller la convoitise, faire naître le sentiment du plaisir (1) et des jouissances dans le cœur de ces idiots. Vous avez dit à vos disciples : « Parlez-donc aux peuples comme la religion. » Euntes docete. A qui donnezvous cette mission? A ceux qui attrapent le plaisir pour faire leur salut? Mais la religion n'a qu'un plaisir, celui de l'innocence. Sont-ce là les jouissances du brillant Alcibiade? Si vous voulez sérieusement que vos disciples parlent la langue du Christ, donnez-leur, comme le Christ, la foi avant de les envoyer. La foi seule remue les cœurs. Il n'est qu'une prédication éloquente, c'est celle de l'exemple, l'exemple du désinté– ressement et de toutes les vertus chrétiennes; l'exemple de l'amour et non du mépris pour les crétins. Courbe ta tête, fier Sicambre, et n'instruis pas, mais écoute. Le muet hommage du génie à la foi est une sublime prédication, dont la parole gâte souvent l'effet. En voici la preuve : « Si pour lui (Dieu) deux et deux font quatre, en est-il moins puissant, moins bon? Eh bien, ne se pourrait-il pas que ce fut une condition de même nature que celle de la douleur pour l'âme humaine (2)? » Vous aimez donc mieux croire à l'impuissance divine qu'au péché originel? à la fatalité du mal qu'à la peccabilité. humaine? Vous ne croyez donc pas l'homme libre, et

(1) De la propriété, p. 383.

(2) Id., p. 380.

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